L’art de vivre

L’ART ENFANTIN : un de ses aspects essentiels dont je parlerai ici, c'est surtout l'art de vivre en intimité confiante par la voie du dessin libre commenté. Petit à petit, en se perfectionnant et s'approfondissant, il permet une liaison directe, unique, irremplaçable entre l'enfant et la maîtresse.

Je viens d'en éprouver vivement, la nécessité.

Venue des Ardennes, où, même chez les enfants la parole est sobre, réservée, sinon pauvre, où l'enfant-poète est rare, où l'on est étrangement méfiant, pudique et calculateur, me voici l'étrangère, au milieu de ces petits varois aux yeux vifs, insaisissables, tourbillonnants, et qui parlent, parlent, parlent...

Je les écoute amusée, étourdie, mais bientôt déçue.

A cette aisance extraordinaire de la parole correspond un graphisme étonnamment indigent. Après avoir gribouillé sans conviction, les petits s'échappent impatients vers le jeu.

J'ai conclu trop vite que toute cette éloquence était facile, superficielle. J'avais seulement oublié que seize ans de présence dans un petit village ardennais avaient créé une continuité qu'il faudrait patiemment recréer.

Et en effet, petit à petit, sans que s'éteigne pour autant cette joyeuse hardiesse de dire qui a tant de charme pour nous, gens du nord, et qui nous réchauffe autant que le soleil, voici que l'expression écrite a passionné aussi les petits méridionaux.

   

La première étape a été de se servir de ce lyrisme si rare chez les petits ardennais. Cette familiarité avec les choses, cette facilité d'interpeller le monde, dégagée de la vulgarité, a donné par sa forme directe de jolis poèmes vibrants :

« Hirondelle, je veux savoir quand tu reviendras... »

« Merci, mimosa, tu es beau, mimosa; tu ne sais pas parler, mais tu nous regardes avec tes yeux tout jaunes. Nous, on te connaît, on sait ton nom : tu es le mimosa. Tu veux être notre ami ? - Toi, tu es riche ; nous, on est pauvres. Tu nous donnes un peu de tes sous jaunes comme la lumière ? Le soleil pleut sur toi des étincelles de lumière. Tu nous plais, mimosa. Mimosa, on te plaît ? »

Après ce jaillissement d'images, les enfants ont été heureux de dessiner.

Plus tard, l'expression graphique a provoqué l'expression orale.

Les petits savent maintenant peupler une page de tout un univers : le commentaire est devenu une nécessité vitale, une complément indispensable du dessin. On peut voir le moins doué se concentrer à enrichir un graphisme et me réclamer : « Et moi ? Vous n'avez pas écrit ».

Et chacun me surveille autant qu'il le peut : les plus jeunes exigent une légende à côté de chaque objet ; les plus grands évaluent la longueur du texte ou même repèrent ce qu'ils peuvent lire. Tous vérifient ainsi si j'ai bien totalement transcrit leur pensée. Cette exigence permanente d'honnêteté vis-à-vis de leur travail prouve qu'il s'agit là d'une technique essentielle dans l'éducation des enfants.

   

Ici, ce n'est plus le lyrisme premier, encore naïf, au contact direct des choses. Dans le dessin libre, l'enfant nous donne l'interprétation subjective et originale du monde. Cette transcription personnelle lui donne l'occasion d'exprimer sa pensée profonde, ce qui est pour lui un facteur d'équilibre. Quant à la maîtresse, le dessin commenté lui permet d'approfondir sa connaissance de l'enfant.

L'exemple du petit Sylvain est particulièrement intéressant.

A mon arrivée, regard fuyant ou provoquant ; il ricane, se régale de mots orduriers, cherche le scandale, ennuie les autres. Tout ceci me révèle un enfant sensible profondément blessé par la vie. Au demeurant très intelligent.

La correspondance avec des petits ardennais qui envoient de très jolis dessins va provoquer un choc. Pour son camarade, en décembre 1960, d'après un dessin, il invente une jolie histoire de fleurs. Tous ensemble, nous en faisons un album :

«  Les fleurs. Elles ne voulaient pas toujours rester plantées dans la colline. Alors, elles se sont cueillies. Elles sont vite parties comme des oiseaux en remuant leurs feuilles-ailes ».

A cette occasion se révèle l'inquiétude sexuelle de l'enfant, qui à tout bout de champ parle de nus :

« Les fleurs ont chaud, Elles vont à la rivière pour se baigner. Elles se déshabillent. Elles quittent leurs feuilles. Elles les rangent dans l'herbe ».

Et voici la phrase essentielle qui va permettre à Sylvain de se dégager un peu de son obsession :

« Elles sont toutes nues. Elles sont jolies avec leur longue queue verte. Et sur la tête, leur chapeau de pétales de toutes les couleurs. Du bord de la rivière, sur la roche, elles plongent, et l'eau les emmène, Et ainsi la rivière les emmène jusqu'à la mer ».

Peu à peu disparaissent des notations de cruauté et de violence comme : « la maison patraquée » (démolie), « les hommes qui arrachent les grappes jaunes au mimosa », « la dame déguisée en serpent que les soldats tuent avec une mitraillette ».

   

L'enfant s'apaise. Les dessins vont me révéler une personnalité fine, et tendre. L'ironie, la fantaisie, vont se substituer à la cruauté et à la révolte.

Il dessine ses deux correspondants qui ramassent des marguerites et qui ont mis un chapeau pour les faire rire. Ami des bêtes, il dessine son petit chat parti en avion voir le Père Noël :

« - Qu'est-ce que tu veux petit chat ?

- Père Noël, donne-moi une pelote de laine ».

Et le voilà devenu l'enfant-poète de la classe :

« Bonjour, mois de mai.

Tu es ressuscité

Et tu as ressuscité les feuilles des arbres ».

Enfant ressuscité.

L'art de vivre.

Edith LALLEMAND.

COLLOBRIÈRES (Var)

 

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