Vivre
   

VIVRE pour un adolescent devrait être encore, comme pour l'enfant, croître, former sa personnalité dans un milieu de vie où le corps, le coeur, l'esprit s'épanouiraient, se dynamiseraient dans des activités motivées intérieurement, s'interpénétreraient, s'amenderaient réciproquement ; où son être en devenir se trouverait des équilibres adaptés provisoires par un processus intuitif motivé, le « tâtonnement expérimental ».

Mais notre époque semble bien être en contradiction avec cette démarche éducative car elle n'offre pas à la jeunesse, dans les structures scolaires habituelles des collèges d'enseignement secondaire ou des lycées, aux effectifs pléthoriques, un contexte général qui lui permette de s'épanouir. Il faudrait changer l'atmosphère même des établissements secondaires en les scindant en unités pédagogiques aux dimensions humaines, en décloisonnant les disciplines, en favorisant la formation d'équipes de professeurs, en assouplissant les programmes et les horaires émiettés et draconiens, en offrant un équipement matériel indispensable, en humanisant les relations élèves-professeurs, pour que s'instaure une authentique formation en profondeur.

Qu'on ne s'étonne pas alors dans le contexte où nous travaillons, de voir naître des créations artistiques encore fortement empreintes d'imitation, de maladresse, d'un manque de maturité dû au manque d'expériences antérieures, d'une difficulté à abstraire les lignes, les formes, à rester sobre.

Nous avons trop connu, les uns et les autres, de ces garçons et de ces filles, coupés du langage plastique depuis leur enfance, paralysés par la feuille blanche, conscients d'une impossibilité culpabilisante à s'expri­mer par le graphisme et la couleur, pour que nous admettions, sans réagir par l'action pédagogique, qu'on laisse s'atrophier dans la jeunesse le goût de la création personnelle, la sensibilité, l'imagination, par la valorisation exclusive, stérilisante pour la personnalité, des disciplines réputées intellectuelles et un engouement pour un didactisme intellectualiste dont les examens actuels renforcent le maintien et même la propension.

 
   

Alors nous avons dû le plus souvent mettre l'accent sur l'importance d'une certaine qualité humaine dans nos rapports avec les élèves, d'une certaine manière d'être pour que naisse an climat de confiance et d'amitié. Peu préparés, la plupart, à un enseignement artistique, nous avons surtout proposé des techniques de travail, des matériaux nouveaux, une culture artis­tique au service de l'expression libre et de son développement. Et dans cette époque de saturation techno­logique et de conditionnement culturel, il nous est souvent donné, par la pratique de cette expression libre, de nous replonger, à même l'acte journalier, dans une cure d'origine du monde «un peu plus près du cœur de la création que de coutume. Et cependant, pas encore aussi près qu'il le faudrait» (Paul Klee).

Ce numéro d'art adolescent n'a d'autre ambition que de porter modestement témoignage de cette atmosphère de création qui naît dans nos classes du secondaire qui pratiquent quotidiennement, à l'intérieur du carcan officiel des horaires,

- l'expression de soi par le corps et la main, par la pensée et par les sens ;

- l'invention personnelle par la mise en branle indissociable de l'affectivité, de l'imagination et de l'intelligence ;

- l'échange avec autrui qui se colore dans nos classes d'un aspect de fête qu'on se donne quand on se dit aux autres par un poème, une musique, un dessin, une sculpture, une découverte mathématique, quand on se dit en choeur par une fresque, une tapisserie, un album collectif.

« Il ne faut pas craindre d'être soi-même, affirme Chagall, de n'exprimer que soi » car « c'est en descendant dans les profondeurs de soi-même que l'homme parcourt toutes les dimensions du monde. »

Sentiment ou Raison, Affectivité ou Intelligence, tout peut soutenir le plus vaste humanisme et l'Art pourrait bien être le porteur révolutionnaire naturel des espoirs d'une société nouvelle.

Janou LÈMERY (1970)

Télécharger le texte en RTF

Retour au sommaire