Malgré les enseignements de tous les sages et les démonstrations théoriques des scientifiques disparus ou contemporains, l'Ecole à tous les degrés reste persuadée qu'aucune culture n'est possible sans l'étude, soit-disant méthodique, des règles et des lois qui en seraient les éléments constitutifs, le squelette auquel il suffira ensuite d'insuffler la vie. Et les moyens pratiques de cette culture sont la mémorisation, les devoirs et les leçons avec les éléments de sanction qui en sont les instruments. Là, réside la grande erreur si difficile à surmonter qui justifie toutes les fausses manoeuvres de la scolastique. Le bon sens et l'expérience disent au contraire que ce n'est jamais par l'explication intellectuelle, par le retour aux règles et aux lois que se fait une acquisition, mais seulement par le même processus général et universel de TATONNEMENT EXPÉRIMENTAL qui est à la base, depuis toujours, de l'apprentissage de la langue et de la marche. Quand l'individu non déformé par des techniques accessoires se trouve en face d'une difficulté, il n'a jamais recours pour la résoudre aux connaissances théoriques qu'on a pu lui enseigner, mais à une sorte de TATONNEMENT EXPÉRIMENTAL. Il agit d'abord au hasard, ou se décide selon l'occasion qui s'offre ou une inflexion particulière qui laisse espérer une réussite. Car l'individu a besoin de réussir. L'échec est toujours destructeur et désorganisateur. Il est la maladie, la souffrance et la mort. Et l'individu veut vivre. Si l'essai échoue, c'est comme un chemin qui se ferme et à la barrière duquel on se sera plus ou moins meurtri. On n'aura plus tendance à recommencer l'expérience. C'est une voie bloquée et qu'il sera très difficile de débloquer si la vie ultérieure en fait un jour une nécessité. |
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C'est par ce tâtonnement expérimental et non par des leçons scolastiques que tous les enfants de tous les temps et de tous les pays apprennent à la perfection la pratique de la marche et l'acquisition de leur langue maternelle. L'enfant prononce un jour certains sons qui ne sont à l'origine que l'accident d'un cri plus ou moins expressif. A l'expérience, quelques-uns de ces sons acquièrent a posteriori, comme une justification et une valeur de relation. Ils sont une réussite expérimentale. L'enfant les répète alors jusqu'à ce qu'il les ait fait entrer dans son automatisme de vie. D'autres expériences et d'autres réussites enrichiront ce premier langage que l'enfant confrontera, expérimentalement encore, à l'expérience d'autrui. Des mots nouveaux naîtront et se préciseront pour passer, eux aussi, dans l'automatisme. Aucune leçon, aucune règle, n'interviennent jamais dans cet apprentissage. Les erreurs accidentelles de quelques adultes sont toujours dépassées et corrigées par les conquêtes expérimentales de la vie. Les résultats sont à cent pour cent si parfaits qu'aucune méthode à ce jour n'est parvenue à faire mieux et que, sauf déficience physiologique grave, tous les enfants apprennent à parler la langue de leurs parents, comme l'oiseau apprend à chanter le chant des oiseaux. Qui plus est : on pourrait, par de nombreux exemples, apporter la preuve que les causeurs les plus délicats, les orateurs les plus éloquents, ont acquis leur talent, non par des leçons scolastiques, mais par ce même processus de tâtonnement expérimental souverain. Les règles et les lois sont-elles alors, dira-t-on totalement inutiles ? |
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Elles sont un aboutissement et non un point de départ. Elles n'interviennent d'ailleurs avec quelque utilité que lorsque l'individu a fait passer dans son automatisme verbal la pratique de son langage. Avant ce moment, le fait de mettre anormalement l'accent sur les règles sans fondement expérimental risque de troubler ce processus de tâtonnement et de fausser d'une façon irrémédiable tout le mécanisme d'acquisition. On nous objecte souvent que ce qui est vrai pour le langage ne l'est pas forcément pour les autres disciplines. Mais pourquoi un processus qui réussit à cent pour cent pour une des acquisitions des plus délicates ne serait-il pas valable pour les autres conquêtes ? Le processus est général : il règle de même l'apprentissage de la marche où n'intervient jamais aucune leçon d'aucune sorte ; il est à la base de tous les actes courants de la vie, de la musique, du chant, du dessin, de la peinture et de tous les arts en général. C'est un processus qui a fait le succès de notre méthode d'initiation artistique et plus spécialement de l'Art Enfantin, dont nous avons déjà exposé ou édité tant de surprenantes productions. Qu'est cette méthode ? (1) Dès le premier âge, à partir de deux ou trois ans, nous laissons l'enfant dessiner librement. On verra son crayon se mouvoir d'abord au hasard sur la feuille. Puis, une ressemblance surgira, une réussite naîtra, que l'enfant répètera jusqu'à la faire entrer dans son automatisme. D'autres essais suivront, d'autres réussites perceront, les essais non réussis étant automatiquement abandonnés. Nous précisons bien qu'il ne s'agit pas là du procédé d'essai et d'erreur dont ont parlé certains psychologues. Les gestes de l'entant ne sont point gratuits. Ils suivent des traces expérimentales. Ils ont un but, fruit parfois d'un début d'appréciation intuitive individuelle, des rapports naissants avec le milieu ambiant auquel un sentiment puissant pousse l'enfant à s'intégrer. C'est pour cette intégration qu'il s'inspire de celui ou de ceux de ses camarades qui y ont acquis déjà une enviable maîtrise. Il se met naturellement à l'unisson des actes réussis par d'autres, comme il essaiera de se mettre à l'unisson d'un beau paysage, d'un objet émouvant ou d'oeuvres maîtresses d'adultes. Seulement - et cela est essentiel - l'entant ne copie pas. Il ne prend pas l'expérience des autres pour la juxtaposer à sa propre expérience. Il s'approprie cette expérience, il la fait sienne il la soude et l'intègre à son processus de travail et de vie jusqu'à lui donner parfois une personnalité originale. C'est ainsi que dans les classes travaillant selon la méthode Freinet, s'institue une sorte de formule d'école comme dans la vie s'instituent un accent dans le langage et des tendances particulières d'esprit et de vie. La réussite d'un élève a été admirée : une fille au long cou gracieux, un chapeau fleuri posé systématiquement sur des visages, ou une couleur exceptionnelle qui émeut les jeunes auteurs - et une tonalité nouvelle baignera et marquera toutes les oeuvres de la classe. Il se produit là ce qui se produit pour la langue qui est correcte, mais soumise cependant à une intonation parfois indélébile, caractéristique du dialecte. Chaque élève construit son originalité et exploite sa réussite dans le cadre d'un air de famille qui n'est pas une limitation, mais seulement un élément de l'atmosphère et du climat. Il n'y a pas leçon, mais imprégnation décisive. Par ce processus, sans règle préétablie, sans copie de modèles, sans aucune explication extérieure, l'enfant acquiert expérimentalement la maîtrise du dessin et de la couleur, comme il a acquis la maîtrise de la langue. Dès ce moment, il sait marcher et ce ne sont pas les explications qu'on pourra lui donner qui modifieront sa façon de marcher ; il sait parler, et il n'aura plus qu'à en perfectionner l'art ; il sait dessiner et peindre et sera susceptible d'affronter expérimentalement les difficultés qu'il dominera selon les mêmes procédés d'imprégnation vivante. C. FREINET. |
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(1) Voir les livres de Freinet : Méthode Naturelle de Dessin, Méthode Naturelle de Lecture, Genèse de l'Homme, Genèse des Oiseaux Edition de l'Ecole Moderne - CANNES. |
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