Atelier d'Art populaire

C’est sous l'angle du dialogue avec l'immense foule sourde aux beaux discours des spécialistes de l'art que je voudrais faire part d'une expérience limitée, mais révélatrice de possibilités d'une véritable éducation populaire.

Là encore parler d'Art comme d'un événement exceptionnel alors que la peinture déferle et s'étale, paraît encore bien superflu... aussi je relaterai notre expérience sans vaine allusion à la valeur de l'oeuvre et au talent de l'artiste, mais néanmoins avec la certitude d'avoir rompu la glace avec les simples gens d'apparence fruste, sevrés de leur environnement naturel par l'envahissante civilisation mécanicienne; avec le sentiment aussi de comprendre avec eux le drame de leur propre vie ; de sentir leur humiliation et leur révolte devant une société qui impose la négation même de tout ce qui jusqu'à ce jour fut leur raison d'être.

Nous découvrons en eux une mâle fierté et une ferme résolution alors qu'on s'attendait à la résignation habituelle aux masses paysannes, n'est-ce pas vraiment un puissant réconfort ?

Mais de quoi s'agit-il ?

Simplement de la naissance dans un milieu difficile et régressif d'une éducation populaire, de son aspect concret et collectif, de ses possibilités d'expansion culturelle, de ses techniques de création...

LA GENESE.

Personnellement je n'ai véritablement « trouvé » la peinture que tardivement, je dirai même que je dois cette découverte à la peinture en poudre C.E.L.. Auparavant le dessin n'avait jamais tenté ma jeunesse. Je continue d'ailleurs à n'attribuer à l'expression artistique qu'une valeur de détente et la satisfaction que j'en retire est un peu comme celle qui découle de son propre travail quotidien.

C'est avec les enfants, mes élèves, que le pinceau dans mes doigts s'est, si je puis dire, émancipé. C'est en aidant les enfants, en m'appuyant sur les thèmes simples en apparence, en partant de leur graphisme, en comprenant la complexité de la nature enfantine face à la vie et à ses problèmes que j'ai eu recours de plus en plus à l'expression artistique pour moi-même et que j'en ai perfectionné avec les enfants les techniques et les artifices.

A vrai dire, je n'ai jamais peint seul et je suis persuadé que jamais je ne pourrai voler de mes propres ailes.

Le hasard fait bien les choses :

Un jour, j'ai découvert Lurçat et Picasso. Les images, l'arabesque, la simplicité géniale, ouvrent une brèche dans notre immobilisme. Ce fut la ruée, Hâtivement, une fresque prit forme, comme d'un seul jet, les enfants et moi‑même, donnant notre maximum - Lurçat venait de nous débloquer.

Que valait notre oeuvre ? Elle était à vrai dire trop près du Maître. J'en avais quelque inquiétude, mais on sait avec quelle gentillesse Lurçat fut compréhensif pour ce qu'il n'appela pas un plagiat (voir Art Enfantin n°6).

Nous avons donc continué à travailler selon nos élans et notre joie créatrice, sans remords.

Tant que l'atelier fut la salle de classe, je subissais à la fois les aléas et les insuffisances de son cadre rigide, mais aussi les joies pures et ineffaçables de la réussite enfantine.

Mais les enfants sont au coeur de la société et de ses courants irrésistibles : un beau jour, la peinture dut céder le pas à l'engouement pour le foot... Des compétitions de plus en plus fréquentes nous volaient tous nos loisirs et l'esprit n'y était plus.

L'école avait cessé d'être un hâvre de paix au sein de la favorable nature...

La ville était là, inexorablement destructrice. Alors la boîte de peinture de la classe repart un jour d'été pour le village natal, oasis de paix pour quelques jours.

Sur le perron de la maison paternelle, c'est à nouveau un terrain propre à l'aventure artistique : les enfants - les miens et ceux du voisinage accourent : essaim revivifiant et source de vie ! On se remet à la peinture.

Voici les vieux bergers en repos estival qui nous regardent, à la fois curieux et étonnés et les gens repoussés par la ville, où ils n'ont pu s'adapter, qui sont partie intégrante du terroir, gens frustes, éblouis cependant par l'insolence de leurs propres parents, des parvenus transfigurés par les avantages de la « civilisation » où ils ont « réussi ».

Et les vieux bergers, et les braves gens restés de chez-nous s'approchèrent, renouant le dialogue interrompu depuis plusieurs générations. On reparla du temps où la main savait créer du beau et de l'utile, où chacun savait utiliser son couteau pour tailler l'oeuvre unique et précieuse dans le bois dur. Dans chaque maison, les témoignages émouvants des sculpteurs autodidactes ont encore une place de choix, Et chacun de se souvenir, de raconter, de dire…

La bonne humeur d'antan reprit ses droits. On chanta chants traditionnels et légendes naïves. Le magnétophone enregistrait et ressuscitait ces belles traditions orales sombrées dans l'oubli ou étouffées par les modes du jour de la chanson cosmopolite.

Et remontant les siècles, les bardes ressuscitaient nous apportant les légendes de tous les temps, nourries de poésie vraiment humaine. Avec une aisance déconcertante le vieux berger se mua en philosophe éloquent qui ne lassait jamais son auditoire. Ainsi, sous l'apparence d'une vie rude et primitive couvait encore les braises d'une pensée ardente qui avait à dire sa vérité éternelle.

Et c'est dans cette ambiance de simplicité biblique, que notre atelier d'art prit forme, dans l'intimité de la vieille demeure où je vis le jour. La patine des murs était comme le symbole d'un fond de tradition et de noblesse qui signait notre simplicité et notre ferveur.

Et chacun apporte son offrande pour sceller le pacte que nous venions de signer avec le passé : crémaillère sortie du grenier, mortier à sel abandonné aux poules, objets devenus inutiles et jadis créés avec tant de soin… après une lente asphyxie due aux guerres, à l'exode rural, aux craquements des rythmes de vie, un asile s'offrait au village : il était désormais le lieu d'une loyale amitié qui redonnait espoir et vie.

Bien sûr ce n'est qu'un commencement et bien des ombres se profilent sur notre confiance naïve. Comment vaincre ce courant irrésistible, cette aberration collective qui voue à l'abandon le credo de son enfance pour les biens d'une civilisation illusoire ? Nous n'avons aucune prétention d'empêcher ce lent étouffement de la vie originale de notre île, mais du moins, nous avons la certitude d'apporter un témoignage.

Un foyer de culture, même à l'état embryonnaire et inorganisé est un véritable levain qui fait fermenter tout un village.

Essayez vous-même : trouvez un local, apportez petit à petit quelques outils et objets du passé et vienne qui voudra !

Alors, les curiosités s'allument, Les bouches closes s'ouvrent pour participer à cette résurrection du passé. Les légendes reprennent vie ; les vieilles complaintes sont fredonnées ; l'histoire locale devient aventure épique ; et les mains travailleuses retrouvent le jeu délicat des créations belles. Ainsi chacun aidera à tresser la chaîne liant le passé à l'avenir dans un présent si riche de résonances humaines ! Ce n'est pas seulement l'art lui‑-même qui se découvre une raison d'être mais tout ce qui à travers des destinées d'hommes honore une conscience.

Nous avons été fort émus au récit de ce vieux berger nous racontant l'aventure amère de son père, jadis « christaghin » - sculpteur de Christ et de statues d'église. Il venait de terminer une oeuvre à laquelle il avait travaillé tout l'hiver avec passion et ferveur : une élégante figure, taillée dans un seul bloc de bois, Il attendait le jour où la statue franchirait la porte de l'église et serait sanctifiée par la bénédiction.

Hélas ! la confrérie, sur l'avis du curé, décommanda cette oeuvre qui était par l'esprit véritable offrande. Sa raison ? Le jeune abbé, frais moulu du séminaire, la trouvait trop primitive, Textuellement, il dit, sans y mettre les formes : « Non, ça ne vaut rien : il n'y a pas d'anatomie ».

Et quelques temps après, on prit livraison d'un colis contenant une belle statue en stuc qui prit place à l'église.

Le vieil artisan ne put se résigner à cette insulte faite au génie de ses mains et à la ferveur de son coeur. Il s'alita et en mourut.

Ce n'est pas une légende, croyez-le bien, mais un fait authentique rendant hommage à la noblesse du beau travail.

Pour ma part, c'est dans le milieu ambiant que je puise mes initiatives en faveur de l'oeuvre commune. C'est dans le milieu humain que naissent les oeuvres vives. C'est dans le milieu géographique que nous puisons le matériau brut de nos œuvres : schiste aux coloris infinis qui donnera à la, mosaïque ses subtiles et tendres couleurs ; liège brut ou comprimé qui servira de support à la fresque ; panneau de noyer ou de châtaignier qui sera gravé ou pyrogravé ; souches de bruyère ou de myrthe qui deviendront sculpture...

D'essai en essai, voici maintenant la stèle en sable durci de nos torrents et toute pierre favorable à la taille. Fidèle au matériau brut, nous ne récusons pas pour autant les belles matières que l'industrie met à notre disposition : le moderne plastique, les résines polyester offrent des possibilités insoupçonnées.

Nous n'ignorons pas qu'une oeuvre collective est soumise à de sérieux aléas. Les difficultés commencent dès que la base coopérative demande à s'épanouir vers une certaine commercialisation. Non pas que l'appât du gain soit un facteur foncièrement décevant, mais parce que la vente pousse en quelque sorte au rendement et donc à la spécialisation, choses graves qui ont tôt fait de dénaturer la base culturelle de l'œuvre.

Sans être pessimiste, il faut craindre que des marchands de souvenirs tente de détourner les jeunes artistes à leur profit. Mais je crois sincèrement que celui qui rompt avec le milieu de franche et saine inspiration populaire perd progressivement son talent pour échouer dans la production de l'article de bazar,

Pour nous, nous n'en sommes pas là. Si les besoins d'une coopérative commerciale se faisaient sentir, et si nous étaient ouverts des débouchés, nous ne serions jamais à la disposition des clients. Nous vendrons si nécessaire pour améliorer le foyer, pour seconder mieux encore le talent de chacun, mais nous resterons nous-mêmes. L'expérience que nous vivons se suffit à elle-même par le fait qu'elle nous révèle à jet continu des possibilités que recèle le peuple.

Il n'est pas besoin d'être un spécialiste pour découvrir dans son propre entourage, les bases d'une culture populaire. Il est passionnant de la réhabiliter et de la promouvoir. Rien n'est vivifiant comme de donner à la vie une plénitude malgré les insuffisances du milieu et les entraves que la société accumule devant les bonnes volontés isolées.

Avant de terminer ces lignes d'un intérêt général, je veux lancer un appel à nos camarades des villages de province et leur demander : « Voulez-vous tenter l'expérience vous aussi ? »

Nous serions heureux qu'Art Enfantin sonne le ralliement des bonnes volontés pour une résurrection d'une vraie culture populaire où l'artiste n'est pas une vedette mais un simple et digne travailleur.

P. CASANOVA

Télécharger ce texte en RTF

Retour au sommaire