La Maison de l'Enfant

Dans le vieux village provençal de Coursegoules où, dans chaque rue, de vieilles bâtisses menaçaient ruine, nous nous étions depuis longtemps familiarisés avec la grande maison délabrée, sans portes ni fenêtres, où les enfants entraient, virevoltaient comme le vent qui, lui aussi, l'avait faite sienne.

Quelquefois, nous nous attardions à supputer la solidité des murs restants, la résistance des poutres maîtresses qui avaient à peine fléchi sous le poids des lourds plafonds cimentés, devenus béants.

Mais il est des vieillesses rassurantes, pour lesquelles l'habitude des tourments suscite une endurance de dernière résistance. Une énergie insondable les habite encore et d'instinct, on leur fait confiance pour l'éternité.

C'est ainsi quel sans crainte, nous allions et venions au milieu des gravats et qu'insensiblement, nous nous laissions gagner par l'appel pathétique du vieux « chazal » resté si vaillamment en sentinelle sur le roc. Il fallait bien qu'il devienne un jour tout à fait nôtre, ce qui n'alla pas sans complications et incidents cocasses justement faits pour nous laisser entrer de plain-pied dans cette vie rurale où rien ne se fait sans courage et sans ironie.

Coups de pioche, coups de masse pour délimiter les zones saines ; coups de pelle et de truelle pour consolider et reconstruire ; mortier gâché à pleines brouettes ; seaux lourds à se colleter aux épaules... Jeudis et dimanches le chantier bourdonnait de toutes nos vaillances, grandes et petites rassemblées. Le courage est toujours payant quand il s'allie à la persévérance et à la bonne humeur. Tant et si bien que la vieille maison répara ses blessures en quelques mois et devint même, paraît-il, plus belle que par le passé avec ses plafonds rustiques aux belles solives si méticuleusement restaurées.

   

Les enfants exultaient, mais ce n'était là, à vrai dire, que du simple travail de manoeuvre pour eux. Une joie plus radieuse les attendait à l'instant où prirent forme nos projets d'aménagement des trois grandes salles remises à neuf.

Que ferons-nous sur le plus grand des murs ? Une grande céramique ! L'initiative de l'enfant ne sait point faire le départage entre le rêve et la réalisation. A l'Ecole Freinet, on y va résolument pour un travail de géant et avec moins d'appréhension qu'on n'en a ailleurs pour la décoration d'un simple cendrier pour tombola scolaire... On se mit donc en train pour meubler une surface soigneusement délimitée, (3,50 m x 2,20 m) à ne pas dépasser. Ça n'avait l'air de rien mis à l'échelle des enthousiasmes, mais il fallut tout de même trois mois de travail assidu avec bien des déceptions à la clé : pièces maîtresses volant en éclats dans des cuissons infernales ; émaux susceptibles, tournant comme du lait à des températures pour lesquelles ils étaient sans doute allergiques ; gestes d'enfants mal calculés, participant sans le vouloir au massacre des innocents... Mais, chaque déboire suscitait une énergie renouvelée chez tous ces « mal plombés » de notre classe des moyens qui semblaient auparavant, incapables d'aucun travail minutieux et soigné.

Qui dira jamais jusqu’où peut s'élever l'enthousiasme de petits bonshommes résolus ? Tout arrive à qui sait oeuvrer avec entêtement et espérance. Après le dernier et long effort de sa mise en place sur le grand mur. Dieu ! qu'elle était belle notre céramique ! Nos coeurs, n'en croyaient pas nos yeux...

   

Qu'on pardonne notre ingénuité ! Grands et petits nous nous mouvons dans le même bain d'enfance, mêlés à tout ce qui prend corps dans les forces de genèse dont personne ne saura jamais l'inépuisable fécondité. Seules les images qui en remontent peuvent attester de leur réalité. Seules les exigences qu'elles libèrent signifient leur féerie créatrice. On ne peut à vrai dire expliquer cette sorte de noblesse et d'agrandissement que donne, à l'instant où on s'en sépare, l'oeuvre définitive que l'on sent sans reproche.

Désormais, notre belle céramique ne pourrait souffrir un voisinage de qualité douteuse. Tout ce qui prendrait place, à l'avenir, dans la maison, devenue chapelle romane par l'alliance de nos ferveurs conjuguées, tout ce qui serait surajouté à la grande oeuvre décisive devrait montrer patte blanche au jugement le plus sévère de notre culture. Car pour si risible que cela paraisse, on peut être de sept à quatorze ans quelqu'un de cultivé, apte à rejeter d'un coup d'oeil le navet qui tenterait de franchir la barrière éliminatrice. C'est un sens global qui se gagne par tâtonnement, au feu de l'expérience. Une façon d'entrer dans le jeu, de sentir vivre l'oeuvre dans ses multiples profondeurs. Et chacun s'ingéniait à découvrir les qualités majeures dans l'offrande des autres, mû par le souci de ne décourager personne tout en sauvegardant le plus de biens possibles. On savait ici le prix du noble travail mais aussi la densité de la réussite et aucun pêché de mauvaise intention ne venait ternir un choix souvent irrémédiable.

Les travaux acceptés s'amoncelaient d'une pièce à l'autre : céramiques à reconstituer, poteries, tentures, peintures, bibelots divers, tous biens rendus précieux par l'instant de génie qui les avait délivrés. Quelle affaire pour trouver place à tant de richesses ! C'est ici qu'il faut parler de la chaîne des bonnes volontés, oeuvrant sous l'effet d'une obligation très haute ; sans se soucier du temps qui passe, de l'heure des repas, de la fatigue, des fins de journée empiétant trop largement sur la nuit...

   

Le vernissage nous récompensa de nos efforts. Il nous amena beaucoup de monde : amis, artistes intéressés par notre expérience, parents d'élèves, touristes de passage fort surpris d'une telle manifestation. Mais les visiteurs pour nous les plus attendus, c'étaient les habitants du village dont déjà nous avions senti la grande sympathie. Il n'en manquait pas un au rendez-vous : enfants et vieillards, hommes et femmes, jeunes gens et jeunes filles, tous arrivaient, vêtus de leurs habits de fête. Ils entraient, silencieux comme à l'église, déférents d'abord, puis se laissant gagner par une franche gaieté comme à un spectacle familier où leur bonne humeur naturelle se mettait à l'aise, sans la moindre trivialité. Plus que tous autres, on les devinait touchés par ce long travail des mains actives qui inconsciemment les faisait entrer dans l'esprit des choses, dans la vérité de l'élémentaire présente sur tous les murs.

Et nous, les anciens, nous étions heureux de cette rencontre de l'enfant et du peuple, en pleine amitié, sans piperie, accordés l'un et l'autre sur une même longueur d'onde, où la peine et la joie se complètent pour signifier le destin de l'homme dans sa marche vers l'espérance.

Elise Freinet.

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