Clair comme l’Aulne

Cette année-là s'inaugura pour nous l'ère des excursions offertes par l'Amicale laïque.

Le lendemain de la promenade j'attendais beaucoup des enfants, j'attendais : le Roc Trévézel, la presqu'île de Brozon, l'Iroise, Morgat et les Calvaires. Tout cela sous le soleil avait dû laisser d'impérissables marques et je feuilletais déjà par la pensée l'album-souvenir.

Les enfants explosèrent en effet en entrant en classe mais je dus écouter une version tout autre : elles avaient la tête pleine des cris et des chants, des hou-hou frénétiques lancés aux passants, des chapeaux et des foulards que ceux-ci leur avaient brandis. Je dus subir la description admirative de l'arbre taillé en parasol dont la laideur me blessa. Il y avait aussi le chien qu'on avait failli écraser et « le tout petit chat, madame, sur une fenêtre ! »

Amère, je supputais tout l'argent gaspillé pour promener, pendant quatre cents kilomètres, les six classes de la commune et je me consolais en m’expliquant tout bas ma désillusion.

Evidemment, le voyage en commun, jamais encore réalisé, avait une saveur exceptionnelle et primait tout.

Evidemment, elles étaient jeunes et les différences géographiques ne les avaient pas touchées !

Evidemment le spectacle d'une mer et d'une côte d'une beauté égale, mais non supérieure, aux nôtres ne les avait pas éblouies.

Mais tout à coup l'une d'elles cita l'Aulne - la belle rivière un instant admirée - et ce fut l'étincelle : les petites maritimes avaient été charmées par le glissement des eaux douces et courantes. Pour la première fois, dans ma classe, un souffle poétique passa.

   

L'Aulne, c'est l'eau, c'est l'automne.
L'Aulne, c'est beau, c'est joli...

Elle était belle et calme et douce
Elle faisait un petit bruit

Comme le soir, à la Grève Blanche
Quand on est sur « la Roi Gradlon »...

Les petites vagues faisaient le gros dos,
Les tourbillons étaient de jeunes danseuses

Qui se baissaient pour saluer.
L'eau était verte et bleue,
Un grand arbre rouge
Avait des fleurs de géranium.

Une fleur marron marchait dans l'arbre
C'était une bête ? un petit oiseau ? un écureuil ?

Elle sautait,
Et se frottait fort contre les fleurs.
Les fleurs cassaient
Mais elles ne tombaient pas.

Un grand cercle de verdure
Entourait l'eau...

C'était de la verdure fraîche et verte
Ça s'enroulait,
C'était un peu fou.

Deux arbres se disaient bonjour.

   

Aujourd'hui, je me penche sur cette « Aulne » comme sur un « Miroir d'eau » et c'est la vie de cette année-là que j'y revois.

Le souvenir déjà lointain de la rivière entrevue la veille n'est qu'une trame où, en brodant, les enfants se sont projetés !

Nous avions vu l'Aulne au retour d'un très très long voyage, puis la nuit était venue. Les cars ronronnant à la file ne transportaient plus que les corps brisés de fatigue des enfants endormis... trois heures de route... une arrivée fumeuse, un peu avant minuit, où chacun se cherchait dans l'obscurité... puis le havre du lit pour sombrer à nouveau dans les profondeurs du sommeil.

Le lendemain après-midi le monde reparut à leurs yeux reposés. Et ce monde avait de sûres dimensions. Tout était réel, précis, vrai. Le voyage de la veille lui, s'enfonçait dans le temps. L'espace de fatigue et de lourd sommeil qui nous en séparait, le repoussait dans un univers très vague d'où se détachèrent d'abord comme une écume, quelques détails colorés, bruyants ou baroques.

Puis, apparut l'Aulne, dont le nom seul est un émerveillement et le paysage estompé, embelli par l'enfouissement du sommeil se peupla d'éléments familiers.

L'évocation se fait avec respect :

« Elle était belle et calme ».

La sérénité de l'Aulne a étonné ces petites pour qui eau signifie : agitation, furie et clameurs.

Seule, la très rare douceur d'une soirée d'été à la Grève Blanche restitue cette majesté.

Dans l'eau lisse, elles ont cherché le mouvement perpétuel de la mer et elles n'ont trouvé que de petites vagues faisant le gros dos.

Ce n'est pas par hasard qu'elles font le gros dos ces petites vagues, souples comme de petits chats : cette année-là, en effet la réjouissante cohorte de leurs chats adorés défilaient journellement dans les textes libres et nous connaissions à fond la généalogie, le caractère (couché sur fiches trouvées en vidant les cartables) de tous ces chers Minouches, Bidou, Carambinette et les hymnes qui leur étaient dédiés.

« Les jeunes danseurs qui se baissaient pour saluer »,

ce sont elles-mêmes à la fête de l'école. L'ont-elles chanté cet air du quadrille, l'ont-elles dansé (obligeant père et mère à l'apprendre pour danser, le soir en famille !). En ont-elles fait des révérences en se rencontrant dans le couloir, le préau ou sur la route ?

Le grand arbre rouge qui se dressait sur l'autre rive a-t-il existé ? Je ne m'en souviens pas, mais je sais qu'aucune fleur ne pouvait se distinguer de si loin. Je sais aussi que cette année-là courait le long de nos classes une haie de géranium d'une hauteur stupéfiante. Les petites connaissaient la belle réputation de ces fleurs sur lesquelles chacun s'extasiait ; il fallait donc les utiliser et en garnir l'arbre étrange.

Leurs regards habitués aux vastes horizons se heurtèrent avec surprise à

« Ce cercle de verdure qui entourait l'eau ».

Leurs yeux fureteurs découvrirent une vie dans ces arbres lointains et elles peuplèrent ce fouillis de branches, de bêtes et de fleurs qui courent, marchent, se cassent si bizarrement.

Là, les enfants ont senti qu'elles avaient largué les amarres. L'une a traduit la fièvre collective en constatant d'une voix changée que j'entends encore :

« Ça s'enroulait, c'était un peu fou ».

Le monde inconnu qu'elles éveillaient leur donnait le vertige.

C'était comme un pouvoir qu'elles se découvraient et qui était un tout petit peu inquiétant.

Alors la cocasserie rassurante a repris ses droits et il a fallu que deux arbres se disent bonjour.

Bienheureux sommeil qui a permis ce climat de libre évocation.

Pour que le rêve passe, il faut que le réel s'efface.

Jeanne LE BOHEC.

Trégastel, 17 octobre 1961.

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