Freinet et les techniques de Vie de nos
jours |
On parle
généralement des techniques Freinet ou de la pédagogie Freinet.
On veut insister par-là sur le fait quil fut un praticien et non un simple
discoureur sur ce que les autres devaient faire, un théoricien normatif. Mais on escamote
ainsi la nature scientifique de son travail et de ses méthodes, expérimentales et
non empiriques. Cest dailleurs pour cela quil a utilisé, non pas le mot
« pratiques », mais le terme de « techniques », applications de
lois scientifiques. Ce même terme quil a repris dans lexpression
technique de vie, qui lui est spécifique, et qui caractérise son apport à
léducation.
Techniques
de vie,
finalités
de léducation
Cest
dans son livre Essai de psychologie sensible que Freinet développe son
analyse des finalités de léducation. Il les relie au tâtonnement expérimental,
leur processus délaboration. Depuis, divers travaux ont précisé ces notions. On
peut résumer toutes ces observations initiées par Freinet en quelques phrases.
Pour
Freinet la vie des humains se manifeste par la recherche de pouvoirs
permettant de travailler lenvironnement pour ladapter à leurs besoins
et désirs, individuels et collectifs. Cela se fait spontanément par des expériences
tâtonnées, qui peuvent mener à des impasses ou à des habitudes malsaines ou
dangereuses, quil nomme techniques de vie ersatz.
La fonction des éducateurs est daider, de favoriser certaines expériences
et, surtout, leur transformation en techniques de vie libératrices.
La
finalité de léducation cest la culture de certaines techniques de vie.
Celle-ci se réalise à loccasion dactivités diverses, à condition
quelles soient traitées, comme leurs résultats, de façon
expérimentale. Cela suppose que les éducateurs sefforcent de créer
des situations susceptibles de favoriser des formes dactivités propres à cette
culture. Ce quon peut essayer de préciser
Pourquoi
« techniques » ? Pourquoi
« de vie » ? |
Pourquoi
Freinet a-t-il choisi ces termes et que représentent-ils exactement ? Un de ses textes
traite daller à bicyclette : il aurait pu utiliser savoir-faire, ou compétence, ou
brevet quil emploie par ailleurs ! Mais tous ces termes expriment une
potentialité, qui ne se manifeste que par décision volontaire. La technique de vie,
elle, est une habitude lucide dans la façon de faire face à un besoin vital, dans
la façon de résoudre un problème que la vie pose souvent, une conduite en quelque sorte
automatique dans certaines circonstances. Certes, cela inclut des compétences, mais dans
une conduite, non dans un travail, dans une production, comme les compétences
professionnelles. Et, par définition, léducation cest lart
dapprendre à se conduire, et de le vivre.
Freinet
observe quon acquiert ces techniques très jeune (en fait, dès quon a des
désirs ou des besoins à satisfaire) et quelles se cultivent, se renforcent,
saffinent, tout au long de la vie, par un usage répété, par
expérience. Pour la vie, au double sens de finalité et de durée, et par la
vie, au sens dexpérience, « expérientielle ».
Mais
celle-ci intervient aussi comme méthode, expérimentale. On retrouve là loption
scientifique de Freinet, cherchant des lois et non de nouvelles normes (quil taxe de
fausse science). Pour lui, la pratique est en même temps une technique,
application des acquis scientifiques antérieurs (qui fournissent des hypothèses) et le
fondement de la science, par lintégration des résultats de l
épreuve que représente toute pratique, par leur traitement expérimental.
Techniques
de vie,
apprentissages,
activités
éducatives
Cest
en forgeant quon devient forgeron, dit-on. Cest en conduisant des activités
quon apprend à en conduire. Les résultats dune activité sont nombreux, la
culture de techniques de vie nen est que lun parmi dautres. Cela demande
éclaircissement.
Prenons un
exemple : des élèves préparent un voyage chez des correspondants; Quels sont les
effets, les résultats possibles ? Objectivement, l'événement, le
fait généralement considéré sera la réalité, la réalisation du voyage,
ou non. Mais, pour chaque élève, quen résultera-t-il ? Sil a effectivement
participé à la préparation, il aura acquis ou affiné diverses compétences ; par
exemple, consulter un tableau dhoraires de trains, équilibrer un budget, préparer
un dossier sur sa commune pour les correspondants, etc.
Il aura
été aussi marqué affectivement, ce qui colorera ses souvenirs et son expérience, donc
ses apprentissages.
Et, si les éducateurs laident à élucider
ce qui se fait et ce quil ressent, il aura cultivé plusieurs techniques de vie,
transposables dans dautres activités. Comment sy prend-on pour organiser et
réaliser un voyage, autrement quen payant pour être pris en charge, en
consommateur impotent ? Comment gérer un budget, son temps, ou ses relations avec ses
condisciples, ses correspondants, ses éducateurs, avec les différents services
contactés ? Comment faire une enquête, vérifier des affirmations ? Comment choisir
entre plusieurs possibilités dactions, de plaisirs, de coûts, etc. ? Et on peut
enrichir cette ébauche de liste.
En
constatant quaprès une épreuve élucidée on est amené à reconstruire ses
représentations, ses préjugés, ses modèles de causalité et parfois sa
vision du monde, ses jugements et ses perspectives. Par exemple, ses projets
dactivités futures ou ses vocations professionnelles ou sociales. Et
que le voyage lui-même nest quun épisode, un prétexte, un support de
culture générale. Ce qui compte cest lexpérience acquise.
A condition
quon ait traité cette expérience particulière, verbalisé ses
émotions, critiqué ses jugements, délimité la portée des slogans quon est
amené à utiliser, bref quon soit passé de lempirique à
lexpérimental, à travers des tâtonnements opérationnels aussi bien
quintellectuels. Sinon, on tombe vite dans lactivisme routinier, qui est aussi
une technique de vie, mais ersatz.
Comment définir les
finalités de léducation ? Généralement,
on sen remet, pour ce faire, à la tradition, ou à une religion, ou à des
normes décrétées par les autorités du moment. Il nest
pas possible, en la matière, de solliciter la science. Freinet se réfère au
bon sens, exprimé par des anciens (les
dits de Mathieu). En prônant une culture populaire et non ce qui ne
conviendrait quà des aristocrates, ou aux dominants du moment. |
Ce qui ne
dispense pas détablir cette liste pour savoir de quoi lon parle. En
particulier lorsquon traite des techniques pédagogiques. En effet,
celles-ci nont de valeur que si elles « surprobabilisent » la culture
des techniques de vie choisies ; sinon leur
choix ne peut être quarbitraire, si ce nest sectaire.
Complexité
des conduites
Freinet,
déjà, insiste sur la complexité de la vie et de la façon de la vivre. Depuis, la
modélisation de la complexité a connu dimportants développements. Par
définition, toute réalité concrète, singulière, imbrique, tisse, une
multitude de composants, de dynamiques, dont chacun et chacune ne sont que des cas
particuliers de phénomènes généraux. Il en est de même avec les techniques de vie.
Pour
reprendre le même exemple, dans sa façon de préparer un voyage, chacun dentre
nous met en jeu sa façon de se documenter, de traiter avec les autres, de choisir ses
préférences, de bâtir son projet, de piloter sa mise en oeuvre, etc. On a constaté que
dans un groupe de 28 candidats au CAPES de physique on trouvait 27 façons de résoudre un
problème de physique !
Cela
explique que les anciens élèves de Freinet étaient très différents les uns des
autres, même sils utilisaient des techniques de vie semblables. Ce qui illustre
labsurdité des normes en éducation ! Ou de la notion délève-type ou moyen
! Mais la valeur des règles... comme les élaborent, par exemple, les conseils
délèves, pour vivre en groupe... ou en classe.
En effet,
ces techniques de vie sacquièrent à travers chaque activité, et en particulier
celles qui se déroulent en classe. La fonction des éducateurs est donc de créer les
conditions nécessaires pour que puissent se réaliser des activités
éducatives, susceptibles dêtre utilisées pour cultiver des techniques
de vie adaptées à la maturité des élèves, de sintégrer à leur propre
processus de développement.
Techniques de vie et techniques pédagogiques |
En
fait, comme pour les gènes, une technique pédagogique ne cultive pas une technique de
vie, mais plusieurs techniques pédagogiques se combinent pour créer une situation
éducative qui, elle, engendre plusieurs effets, dont un ensemble de techniques de vie.
Il ny
a pas de science édictant les finalités. Mais, pour les situations éducatives, les
sciences de léducation peuvent préciser les causalités, et cerner les techniques
de vie quelles contribuent à cultiver ; à la nuance près quen la matière,
il nest jamais possible de disposer dinformations sur tous les facteurs
interagissant, et quen conséquence, on ne peut pas parler deffets assurés,
mais seulement de probabilités. Léducateur ne peut que
« surprobabiliser » un effet, et donc la culture de telles ou telles TV, par
la façon dont il intervient dans une situation éducative.
Freinet
avait déjà cerné de nombreuses lois de léducation. Depuis, des progrès
importants ont été faits, en dynamique de groupe comme en sciences cognitives, par
exemple. Les recherches-actions en psychothérapie ont précisé les situations qui
favorisent des Techniques de Vie pathologiques, avec limportance des facteurs
affectifs comme celle des formulations, des mises en mots ou en slogans.
On peut
définir maintenant les situations qui cultivent telle Technique de Vie, en remarquant que
plusieurs chemins mènent à Rome ! Encore faut-il savoir quelles Techniques
de Vie on veut contribuer à cultiver ! Il est difficile détablir un itinéraire
sans savoir où lon veut aller !
Projet
éducatif et intervention
La
priorité est donc de préciser le projet éducatif, lensemble des techniques de vie
qui nous paraissent possibles et souhaitables, mais aussi celles qui sont possibles mais
à éviter (ersatz). Et ce pour un peuple regroupant tous ceux qui ne sont pas
aliénants (ou exploitants) et qui se veulent non aliénés (exploités ou
parasites).
En
considérant que la première Technique de Vie pour les séduquants
comme pour les éducateurs est dapprendre à se conduire dune façon
expérimentale ! Sinon on se contente dimiter des modèles quon
reproduit, ou on se reproduit soi-même par la routine. Et on constate vite que pour
développer cette attitude expérimentale la seconde Technique de Vie est la coopération.
En effet,
la moindre expérience montre quon nest jamais seul à intervenir dans une
situation quelle quelle soit, même si les autres intervenants ne sont pas
visibles. Tout est encadré par des institutions et leurs représentants : un
enfant apprend vite quil ne peut pas se passer de ses parents et quil ne peut
faire de son initiative que ce quils tolèrent.
En
éducation, un éducateur doit composer avec une multitude dautres (Alain qui
voulait fermer lécole commençait par y introduire tous les cadres républicains !)
Comme on ne peut pas régenter tous les autres intervenants, on ne peut que les
considérer comme des auteurs et intervenir sur une situation quils
travaillent déjà, pour la modifier dans le sens de son projet. On nest pas
créateur mais entrepreneur. On ne décrète pas on co-opère.
Léducation
Une
technique éducative est donc dabord une intervention sur une situation déjà
existante avec ses dynamismes, dont nous pouvons infléchir le cours et les résultats par
nos apports. Pour être efficaces il est utile que nous distinguions les autres
intervenants pour éventuellement coordonner nos actions avec les leurs, afin de passer
dune coopération de fait à une coopération volontaire et consciente.
Comme les
séduquants auront à agir dans des contextes coopératifs, la seconde
Technique de Vie est la coopération qui simbrique avec lattitude
expérimentale.
Et comme
tout cela est presque impossible à vivre solitairement, de façon individualiste, il sera
préférable de coopérer avec dautres éducateurs au sein dune coopérative
de pairs, pour verbaliser, se réassurer, échanger, élaborer des techniques éducatives
et les outils, surtout intellectuels, qui leur correspondent, et assimiler lapport
dexperts..
En
profitant des réussites et erreurs de chacun, sans avoir à essuyer tous les
plâtres et en évitant ainsi le stress et les abandons et désespérances des
pionniers solitaires ou sectaires.
Pour un
groupe coopératif
Etre
éducateur revient donc à cultiver des conduites sélectionnées, et, pour ce faire, à
maîtriser des outils danalyse de situations « expérientielles », et
des techniques dintervention pour les transformer en situations éducatives; cela
pendant toute la durée de nos interventions et de lévolution des situations.
En
commençant, coopérativement, par définir les Techniques de Vie souhaitables de nos
jours, puis en précisant comment on peut piloter leur culture, à travers des techniques
éducatives scientifiquement validées et personnellement éprouvées.
De quoi
justifier un groupe de travail commençant par définir les Techniques de Vie souhaitables
et recensant les apports des sciences de léducation pour réussir à les cultiver.
Jean Roucaute,décembre 2001
Mel :
jean.roucaute@free.fr