Lautorité et la classe
coopérative
Quand on
parle de gestion de la classe, on fait comme si tout allait de soi, comme si l'on
s'adressait à des enfants sages, disciplinés, voire dociles. La réalité nous offre un
tout autre visage : indiscipline, chahut, incivilités, non-respect des règles... Notre
engagement pédagogique nous invite à inventer d'autres moyens que la punition ou
l'autoritarisme de l'adulte pour régler ce genre de difficulté. Cependant, la solution
coopérative ne va pas de soi et n'élimine pas d'emblée le rapport à l'autorité. Loin
d'offrir une solution, ces quelques éclairages nous permettront peut-être de mieux
comprendre ce que nous faisons dans nos classes.
Quil
est difficile de faire classe !
En
formation initiale, la question de lautorité est rarement posée. Pourtant, les
retours de stages de nos jeunes collègues PE2 sont souvent douloureux : indiscipline,
bavardages incessants, inattention, opposition, provocation. Dès lors, les grands
discours didactiques sur la mise en place de situations dapprentissage sont
relégués au second plan puisquil sagira pour eux, avant tout, de
« tenir » la classe et dinstaller un climat propice au travail.
« Mais
comment faites-vous pour tenir votre classe ? »
La question
nest jamais posée. Elle est de lordre du tabou. Oser avouer que lon
rencontre des difficultés avec la tenue de la classe serait avouer une incapacité à
enseigner. La discipline serait le degré zéro de la pédagogie. Mais souvenons-nous
quand, jeunes enseignants, nous avons dû faire nos preuves face aux parents, aux
collègues, aux enfants. La tâche a-t-elle été toujours aussi facile ?
Navons-nous pas été partagés entre le désir dorganiser la classe comme un
espace pré-démocratique, de donner limage dun maître compagnon et la
réalité dutiliser des moyens de coercition qui vont parfois à lencontre de
nos convictions ?
Il se raconte dans les cours de
récréation que certains auraient une autorité naturelle, un ascendant sur les enfants,
une sorte de rayonnement qui fait quils sont respectés. Un regard, un geste, un mot
suffit pour que tout aille de soi. On pourrait parler de charisme. Certains en seraient
pourvus naturellement alors que pour dautres, ce serait le bras de fer, la voix qui
monte, la menace, la punition. Combien denfants se tiennent en classe grâce à une
invisible épée de Damoclès. Lordre règne apparemment, mais au prix de quelles
stratégies. |
Dans ces
conditions, peut-on tenir une classe si lon ne possède pas de charisme ? Et allons
jusquau bout de la logique, si cette question apparaît comme rédhibitoire,
pourquoi ne pas en faire lune des conditions daccès au concours ?
Lindispensable
autorité en matière déducation
Une autre
logique peut-être moins radicale, et surtout binaire, consiste à mener une réflexion
sur lautorité et de savoir ce que nous faisons quand nous agissons dans nos
classes. Bien des chercheurs se sont penchés sur lautorité et léventail des
réponses peut laisser perplexe. Selon Hannah Arendt, il ny a pas déducation
sans autorité, « lautorité
implique une obéissance dans laquelle lhomme garde ses libertés. Là où la
violence sexerce, cest que lautorité a échoué.(1) » Chantal Del
Sol lui emboîte le pas. En effet, pour elle « lautorité ne peut pas être
une oppression cachée mais un processus de participation à la grandeur entendue comme
réalisation dun idéal. Une société qui bannirait les relations dautorité
deviendrait tout entière médiocre, fade, incolore.
Lautorité
est une disposition personnelle permettant de se faire obéir sans employer la force. Ce
nest pas un principe de légalité ou de violence mais plutôt de légitimité. Il
doit y avoir acceptation dobéissance pour que lautorité sexerce. Cette
acceptation refuse la contrainte.
Le
détenteur dautorité appelle le respect. Cela suppose quil nexcite pas
la jalousie ni lenvie, mais ladmiration. Lenfant est prompt à
ladmiration parce quil cherche inconsciemment la figure de ce quil
souhaiterait devenir.(2) »
« Celui qui incarne lautorité voit toujours sa
taille rehaussée : portant couronne ou bonnet carré, il parle plus haut et plus fort,
avec autorité comme on dit, du haut de lestrade du professeur, du balcon papal ou
du trône royal. Dans lexercice de son autorité il ne se place jamais au même
niveau que ses assujettis ; on le regardera de bas en haut parce quautrefois
lenfant devait lever les yeux pour dévisager ses parents. Et que dire de la
prosternation orientale, du pliement de genou, de la révérence, de la tête
respectueusement inclinée, qui accroissent encore la petitesse de lassujetti par
rapport à la grandeur de qui est ou de qui a lautorité. » Gérard Mendel, "Pour décoloniser
l'enfant". |
Contre
toute autorité
A
lopposé, Gérard Mendel, psychanalyste et sociologue, affirme que
« lautorité nest que le masque mystifiant de la violence (3)» et
ne considère lautorité que comme un phénomène de soumission.
Les
premières manifestations toutes puissantes et arbitraires en seraient lautorité de
la mère, la seconde celle du père, ces deux dernières laissant place petit à petit à
la soumission au pouvoir. Ce qui fait dire à Roger Mucchielli (4) que lautorité
transforme le sujet humain en objet, sappuie sur la violence, impose la dépendance
et considère lobéissance comme le résultat dun conditionnement précoce.
En guise
dalternative, Gérard Mendel propose dailleurs de favoriser chez les enfants
une conscience de classe afin dorganiser la révolte contre les adultes
et les autorités en général. Il revendique le droit de vote à 12 ans.
Les sept figures de
lautorité Autorité du
contrat (infraction : fraude ou tricherie) :
chacune des parties est liée par son propre consentement. Cest lautorité de
la règle sur les joueurs, celle du projet sur ceux qui lont conçu et accepté, de
linstitution démocratique. Autorité
de lexpert (infraction : imprudence) : on suit lavis sans même le comprendre
parce quon reconnaît sa compétence, parce quil fait autorité en
la matière (avis, ordonnances, rapports, conseils...) Autorité
de larbitre (infraction : désobéissance) : tranche un conflit par une décision
que larbitre na pas toujours à justifier. Il vaut mieux un verdict arbitraire
qui mette fin à un conflit quun conflit sans fin. Autorité
du modèle (infraction : inculture) : suscite ladmiration. Le modèle rayonne de son
prestige (artistes, vedettes...) Autorité
du leader (fanatisme ==> pas dinfraction) : moins rationnelle. Son ascendant
répond chez ceux qui le subissent à un double besoin : admirer et obéir, au sens où
lobéissance rassure et dispense de vouloir. Cest dans le cas où
lautorité adulte devient défaillante ou inhumaine que les jeunes se rangent
derrière des meneurs. Autorité
du roi-père (infraction : sacrilège) : chef charismatique, monarque absolu. Pas
dexplication, pas de discussion, lautorité est déjà là, irrévocable. |
Remplacer
lautorité par léducation
Dans une
perspective plus dialectique, Olivier Reboul (5) propose une approche différente. En
effet, sil conçoit lautorité comme un rapport vertical du maître sur
lélève, de ladulte sur lenfant, il constate que lautorité est
de plus en plus contestée (directivité, pouvoir, modèles, institutions...). Et si
lautorité est le pouvoir de faire faire quelque chose à quelquun sans avoir
recours à la violence, il la décline sous sept figures différentes. Le problème étant
alors de savoir quelle autorité est la plus propice à éduquer, cest à dire à
former la liberté. Toujours pour Olivier Reboul, lEducation nouvelle ne rejette pas
toute forme dautorité. Elle se reconnaît essentiellement dans celle du contrat
dans le sens où les enfants sont libres de choisir ce quils veulent apprendre mais
ils doivent aller au bout de leurs projets et respecter les décisions prises en commun.
Le principe serait alors de glisser dune autorité à lautre, daller de
la contrainte à lauto-contrainte, ce serait alors davantage un problème
déducation, la fin de cette dernière étant de se passer de
lautorité.
On voit
bien ici le glissement vers léducation. Et cest bien le propos de Jean
Houssaye (6) : entre lécole et lautorité, il faut choisir... Sa critique de
lautorité se fonde sur la question du
« vivre ensemble ». En effet, « lautorité se découvre fondée
sur la peur de soi, sur la peur de lautre, sur la peur de ne pas parvenir à se
donner et à maintenir la loi ensemble. Elle nest rien dautre que la peur de
vivre ensemble, que le refus déduquer... Léducation est la prise en compte
de la nécessité de la socialisation ; elle désigne cette nécessité de la prise en
compte et de la construction du rapport à lautre et à la loi. »
Cest
bien déducation et de rapport à la loi dont il sagit dans nos classes. A ce
sujet, Eirick Prairat (7) nous propose un
remarquable ouvrage de synthèse dans lequel il définit la notion
« dautorité éducative ». Le travail éducatif consiste à construire
la loi avec les enfants. « Non pas une loi coercitive et extérieure, mais une loi
que lon peut modifier aux tendances et aux besoins du groupe... une loi qui est
construction progressive et autonome. Nous sommes ici au cur du travail éducatif
car le vivre ensemble ne se déduit jamais de manière mécanique et immédiate de la
seule co-présence, il se construit ».
Et dans
les classes coopératives ?
On pourrait
penser que faire le choix dune pédagogie coopérative, cest dune
certaine manière imposer de façon autoritaire un mode de fonctionnement et des outils
que les enfants nauraient pas choisis. Mais ce serait oublier que nous refusons
(comme Célestin Freinet dailleurs) le terme « méthode ». La pédagogie
Freinet na rien de méthodique. Cest ce qui en fait sa richesse et sa
complexité. La pédagogie Freinet est dabord un engagement, un positionnement
politique. Cest un choix éthique qui nous fait poser un regard différent sur
lenfant. Un regard de confiance, de respect, dhumanité. Alors, si nous
proposons (de façon autoritaire ?) une structure coopérative aux enfants (travaux en
groupes, plans de travail, moments de tâtonnement, conseils...), cest bien pour
leur offrir un espace dauto construction, un espace pré-démocratique, un espace de
parole au sein duquel ils vont pouvoir programmer
leur travail, organiser le vivre ensemble, autonomiser leurs apprentissages. Les débats
et les décisions prises par les enfants pendant les conseils coopératifs sont autant de
moyens qui vont leur permettre daccéder au statut dêtres libres. Il ne
sagit pas alors de substituer lautorité de ladulte à celle de
lenfant, mais bien de préserver quiconque (enfant ou adulte) dune autorité
toute puissante dun Roi-Père (prise de pouvoir par ladulte charismatique) ou
dun enfant-roi (phénomène de leadership).
Nous nous
sommes toujours considérés comme des éducateurs. Nous avons toujours été davantage
tournés vers des logiques éducatives. Et quest-ce quéduquer sinon guider,
accompagner, faire émerger. Nous agissons bien de façon globale sur les enfants. Et si nous dénonçons les formes dautorité
aliénantes, « servilisantes », nous sommes convaincus du rôle
daccompagnement de ladulte. Ne sommes-nous pas alors dans une forme
déducation qui propose dautorité une structure de classe que les enfants
vont pouvoir pénétrer, saccaparer, adapter à leurs besoins, leurs désirs, pour
accéder à la conquête de leur autonomie... et de la liberté.
Dominique Tibéri Groupe
départemental de Meurthe
et Moselle 1. Hannah
Arendt, La crise de la culture, folio essais, 1972. 2. Chantal
Del Sol, Lautorité, Que sais-je ? 1994. 3. Gérard
Mendel, Pour décoloniser lenfant, Payot, 1971. 4. Roger
Mucchielli, Psychologie de la relation dautorité, E.S.F. 1986. 5. Olivier
Reboul, La philosophie de léducation, Que sais-je ? 1989. 6. Jean
Houssaye, Autorité ou éducation ? E.S.F. 1996. 7. Eirick
Prairat, La sanction, lHarmattan, 1997. |