1960

ESSAI DE PSYCHOLOGIE SENSIBLE appliquée à l’éducation

AVANT-PROPOS

Ce livre était inscrit dans ma vie même, longtemps avant de prendre forme sur le papier. Ces pages ne sont que l’aspect humain d’une expérience profonde et complexe au cours de mes trente années de militantisme pédagogique.

Ce terme même de militantisme peut prêter, je le sais, à bien des réticences. Il résume, pour moi, les actes vécus en intensité et qui m’ont permis de prendre assise dans la vie, de m’intégrer en totalité dans des épreuves loyales faites en collaboration avec les éducateurs du peuple qui, comme moi, ont à solutionner les mêmes problèmes, au sein d’une même classe. Ceci dit assez la nécessité où je me suis toujours trouvé d’entrer dans le jeu de la difficulté, de rejeter le schéma unilatéral, l’abstraction métaphysique, pour faire surgir de l’instant vécu le processus historique dans son double aspect individuel et social. Ceci explique aussi que j’aie été davantage technicien que psychologue, que j’aie tendu, de tous mes moyens, à m’orienter vers une science dont la première des exigences est avant tout d’être pratique. Et on comprendra sans peine ma défiance des diverses écoles psychologiques, spiritualistes, ou faussement expérimentales qui ne sont en fait que des aspects variés des éternelles oppositions philosophiques donnant la prééminence au dogme sur l’expérience. Mes camarades et moi n’avons d’autres ambitions que d’œuvrer à même la vie, et de tâcher de jeter les bases vivaces d’une pédagogie d’action que je me suis appliqué à reconsidérer dans L’Éducation du Travail.

J’ai voulu faire un pas de plus : plongeant plus profondément dans le comportement intime des individus et reliant d’une façon que nous voudrions naturelle et définitive la pédagogie à la, psychologie, j’ai tenté cet Essai sur un sujet vieux comme le monde : la construction de la personnalité.

C’est dans le piétinement imposé par la guerre que j’ai repensé ce livre. Dans les cellules des prisons, dans les baraquements des camps de concentration, dans le chalet alpestre où je me réfugiais, face à la splendeur des neiges, et plus tard dans l’action du Maquis même, j’ai pu donner densité à ma pensée, la. vivifier d’une expérience qui dépasse les murs de l’école pour rejoindre le grand chantier des forces organiques de la vie. Qu’on ne s’étonne donc pas de ne point trouver dans cet ouvrage ni les citations, ni la bibliographie qui sont de règle dans les traités classiques de psychologie. Non pas que je prétende orgueilleusement ne rien devoir aux chercheurs en renom et aux ouvriers obscurs dont nous continuons l’œuvre. Mais j’ai écrit ces pages sans le secours direct des livres, n’ayant à ma portée que ma plume et les cahiers qui furent les plus fidèles compagnons de ma pensée profonde. Par ailleurs, oeuvrant sous le signe de l’autodidaxie, je n’ai jamais travaillé en écolier ou en disciple. Au cours de mon existence, j’ai toujours postulé pour les actes d’audace raisonnée, persuadé que poser la première pierre d’un édifice ou planter le premier arbre d’un verger sont toujours des actes nécessaires car ils ont au moins le mérite de susciter les initiatives qui parachèvent et ennoblissent l’humble projet du plus humble des pionniers.

Il est toujours difficile, pour le primaire formé à l’épreuve des faits, de faire irruption dans le monde fermé d’une culture spécialisée. Sa présence au milieu des initiés, pour autant qu’on veuille bien la remarquer, risque à tout instant d’alimenter le ridicule et, dans le meilleur des cas, de susciter le scandale qui a tôt fait de régler son compte à l’intrus. Avouerai-je que je n’écris pas pour les clercs qui jugeront d’avance, sévèrement, les efforts de celui qui ne se réclame point de leur enseignement ? Je sais le poids de leur silence et aussi celui, plus relatif, de leur docte savoir avec lequel je me suis en vain loyalement colleté.

*

On a trop médit de l’instinct. Parce que nous l’avons en commun avec les animaux, on en a déduit parfois qu’il est de ce fait de qualité inférieure et peu digne de notre noblesse. Mais n’avons-nous pas en commun avec les animaux aussi la consistance et l’exacte composition d’un même sang rouge, le fonctionnement d’organes similaires, et en définitive ce grand élan vers la vie ? Ce qui garantit si bien l’animal serait-il donc essentiellement mauvais chez l’homme ? L’instinct qui permet à l’abeille de bâtir ses alvéoles géométriques, de cueillir un nectar qu’elle transforme en miel délicieux, en refusant avec une étonnante sûreté certaines préparations ersatz que l’homme lui propose et qui n’ont point la spécificité du suc vivifiant des fleurs ; l’instinct qui guide l’oiseau dans la construction de son nid, qui fixe à l’hirondelle l’heure de son départ et la dirige par-dessus les mers, cet instinct qui atteint parfois chez la bête un degré de perfection et de sûreté qui déconcerte l’intelligence de l’homme - pourquoi serait-il forcément de qualité inférieure ?

La supériorité de l’instinct, c’est justement sa sûreté, son invariabilité, le fait qu’il est inscrit dans notre comportement et qu’il n’a pas à être appris ni enseigné. Il fait partie intégrante de l’être comme la couleur des cheveux ou le teint de l’épiderme. Une science à courte vue dénie à l’instinct ses caractères de sûreté et d’invariabilité, et invoque même chez les animaux une certaine expérience tâtonnée qui est loin de toujours réussir. Des scientistes s’étonnent que des oiseaux en cage ne sachent plus faire leur nid et que l’abeille soit incapable de trouver sa ruche quand l’homme en a changé l’emplacement. Mais c’est dans ce cas tricher avec la vie et soustraire l’animal aux sollicitations du milieu qui tout naturellement influent sur son comportement. L’expérience tâtonnée existe certes pour la bête et l’instinct ne conditionne pas la vie à 100%, mais c’est certainement lui faire la part congrue que de reconnaître qu’il la conditionne à 51% au moins comme dans les sociétés anonymes... Si la réussite était au-dessous de ce pourcentage, l’espèce disparaîtrait.

L’instinct est.

Mais, il y a un mais...

L’instinct est une technique de vie valable pour le milieu où ont évolué les milliers de générations qui nous ont précédés. Si ce milieu change, alors il y a maldonne; la technique de vie instinctive ne cadre plus avec la satisfaction des besoins dans les conditions nouvelles.

*

Tel oiseau tapisse son nid de brins de laine cueillis aux buissons des sentiers. Parce que, depuis des millénaires, des générations d’oiseaux de cette espèce ont tapissé leur nid avec cette laine et que les oisillons portent sans doute inscrit dans leur corps le souvenir moelleux et chaud de ce contact. Mais que, par suite de circonstances imprévisibles, - par exemple : changement dans l’économie d’une région entraînant la complète disparition de l’espèce ovine, et nous en avons des exemples, - que, par suite de ces circonstances il n’y ait plus un seul brin de laine accroché aux buissons, l’instinct de l’oiseau sera en défaut ; il deviendra insuffisant comme technique de construction du nid. Alors, de deux choses l’une : ou bien l’oiseau essayera de s’accommoder de cette impuissance, et, dans un nid trop froid, les oisillons mourront. L’espèce risque alors d’aller dégénérant et de s’éteindre. Ou bien par un effort d’adaptation que nous dirons intelligent, l’animal cherchera un moyen de parer à cette insuffisance non prévue, non prévisible : il essaiera de remplacer la laine par des brins moelleux, des herbes sèches, par quelque mousse légère ou par son propre duvet ; ou bien il fuira vers des lieux plus cléments où la technique de vie instinctive sera encore suffisante pour assurer la défense de l’organisme et la perpétuation de l’espèce.

Si vous sentez l’oiseau inquiet, et si vous connaissez l’objet de son douloureux déséquilibre, vous pouvez avec sollicitude poser un peu de laine aux abords des feuillages où il se prépare à nicher; à défaut de laine, vous abandonnerez du duvet, ou du moins quelques ersatz moelleux. Vous offrirez à l’oiseau la possibilité de satisfaire ses besoins instinctifs. En vain parfois... L’oiseau dont vous surveillez le manège se méfiera peut-être de ce brin de laine qu’il sent disposé là dans un but sous lequel son instinct ou son expérience redoutent une fatale malveillance, ou bien le duvet ne répond pas à son exigence ; ou l’ersatz émet une odeur suspecte. L’oiseau préfère souffrir, et laisser souffrir ses petits... Affaire de nature...

Votre sollicitude, c’est un effort d’éducation, un geste pédagogique.

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DE L’INSTINCT À L’ÉDUCATION

L’instinct est la trace qu’ont laissée en nous - transmise à travers les générations - les tâtonnements infinis dont la réussite a servi la permanence de l’espèce.

Les variations du milieu obligent l’individu à modifier ces traces par de nouvelles expériences. L’adaptation qui en résulte est l’essence même de l’éducation.

Qu’on ne s’étonne pas si, dans ces conditions, les fonctions d’éducation ont acquis, dans la société actuelle, une importance aussi décisive, et si elles sont aussi lentes et aussi impuissantes à parvenir à une suffisante efficience. Les normes d’un passé révolu ne sont plus valables pour un présent trop dangereusement dynamique. Les méthodes possibles il y a cent ans, il y a 50 ans, il y a 30 ans même, sont impuissantes à assurer la préparation à la vie dans un milieu qui a si profondément évolué. La part de stabilité qui nous venait de l’instinct lentement et laborieusement réajusté est aujourd’hui anéantie.

Nous sommes, de ce fait, placés devant un problème tragique : retrouver, par delà cet instinct déficient, les lignes de vie qui permettraient malgré tout à l’individu de vivre, de durer et de fructifier dans un milieu qui a perdu sa permanence, de dominer ce milieu pour que continue une vie puissante, orientée dans le sens du vrai progrès.

La vie était naguère à l’image de ces bons groupes de paysans qui s’en allaient le dimanche à la messe au village voisin: tous en chœur, pères, mères, grands-parents, voisins et amis, les enfants aussi, et parfois même le chien qui ne voulait point « s’en retourner », et le chat qui les accompagnait de mur en mur jusqu’aux dernières maisons du hameau. Le groupe n’était pas encore disloqué. Bien sûr les hommes mûrs préféraient parler avec leurs semblables de leurs intérêts communs; les femmes s’en allaient en grappes papotantes ; les vieux semblaient jouir plus que d’autres de la résonance matinale ; et les enfants étaient tantôt devant, tantôt derrière, au gré de leur marche capricieuse, et ils jouaient parfois même entre les jupes des mamans, ou heurtaient au passage les bâtons des vieillards. Mais le groupe n’en restait pas moins cohérent et l’enfant héritait naturellement de la connaissance, des réflexions et du bon sens des générations qui marchaient ainsi près de lui, tutélaires.

L’éducation devait alors fonctionner dans le groupe, à ce rythme traditionnel. Si, par caprice ou nouveauté, elle avait entraîné l’enfance en avant, loin du groupe, arraché à sa nécessaire influence, il y aurait eu déséquilibre, erreur. La vie était alors dans le sens de la tradition et l’École devait, pour remplir son rôle, en être intimement baignée.

Si nous ne préconisons plus cette éducation traditionnelle, c’est que les conditions de milieu ont radicalement changé : le groupe complexe et cohérent s’est disloqué ; l’un a pris son auto ; des jeunes ont enfourché moto ou vélo ; on a. conseillé aux vieux de prendre sagement le train. Les enfants, eux, ont de bonnes jambes; alors on leur laisse faire le chemin à pied et on les voit galoper seuls, en désordre, inquiets et désaxés, sur le chemin où plus rien ne les guide ni ne les encourage. Quelques-uns d’entre eux, les plus riches, trouvent un coin dans l’auto ; les plus hardis s’accrochent au marchepied. Mais ce ne sont là que des solutions de fortune. Les enfants ne seront sauvés que si l’École sait et peut les regrouper et, utilisant des méthodes adaptées à la dynamique contemporaine, leur faire rejoindre les vieux, sages et lents, les parents affairés, et les jeunes grisés de vitesse. C’est cette conjonction difficile mais nécessaire que doit réaliser l’École actuelle, qui ne sera nouvelle que parce que la vie elle-même est chaque jour nouvelle, qu’elle doit s’adapter non pas d’une génération à l’autre, mais chaque année, chaque jour.

Il ne suffit pas de rejoindre les enfants sur la route et de les pousser dans une auto qui leur permettrait d’arriver à la ville aussi vite que leurs parents. Deux, trois autos qui se suivent ou se dépassent sur une route ne constituent nullement un groupe éducatif. Il ne suffit pas de répondre à la trépidation du siècle pas la trépidation de l’École, pas plus que par l’isolement factice, dans un fossé, loin du rythme qui nous gêne. Il faut, derrière cette trépidation, par delà ce dynamisme en apparence incohérent, rejoindre les lignes essentielles de vie qui seront l’armature inébranlable de notre éducation dynamique.

*

Par ses tâtonnements le long des pierres et sous les herbes, le filet d’eau a enfin trouvé une faille par où il peut répondre à l’appel de la pesanteur qui anime et oriente son cours et sa destinée. Négligeant les tâtonnements qui n’ont pas réussi, il s’engagera tout entier par cette faille jusqu’à ce que d’autres obstacles viennent à nouveau contrarier et compliquer l’inéluctable écoulement. II s’en est fallu de bien peu, parfois, que la source ne prenne une autre direction: il aurait suffi d’un caillou plus solidement planté, ou du passage d’un berger qui, du bout de son bâton, aurait soulevé une motte, pour que le filet d’eau prenne un chemin différent, qui aurait influencé radicalement et définitivement le cours du torrent.

Les êtres animés obéissent de même, à l’origine, à cette loi inéluctable du tâtonnement, dont les réussites, répétées, engagent profondément le comportement ultérieur des individus.

Dans mon village, brebis et chèvres restent sur la montagne de la St.-Jean à la St-Michel. A leur retour, elles risquent d’avoir plus ou moins oublié le chemin de l’étable. On les voit alors, le soir, à la rentrée du troupeau, errer lamentablement d’une ruelle à l’autre, tâtonnant et bêlant pour retrouver leur râtelier. Une porte s’ouvre enfin et elles sont à l’abri; elles trouvent dans l’étable la chaleur d’autres corps et un fond de foin qui complète la maigre pâture. C’est une expérience qui a réussi. Demain les mêmes brebis tâtonneront peut-être encore, mais elles auront tendance à s’orienter vers le chemin qui les a conduites hier à un aboutissement, vers l’expérience qui a réussi. Si on les laisse faire le lendemain encore, la tendance à renouveler l’expérience réussie sera déjà devenue une habitude, un réflexe automatique, qui constitue comme une règle de vie qui évite et réduit le tâtonnement tout en assurant la satisfaction des besoins les plus impérieux.

Si le propriétaire s’aperçoit un soir de cette intrusion dans son étable d’une bête étrangère, il la mettra dehors et la bête refoulée s’en ira bêler, inquiète et désaxée, à travers les rues.

Pour éviter ces ennuis, ces tâtonnements, les gens disent: il faut garder les bêtes séparément pendant quelques jours pour leur réapprendre la direction de l’étable. Lorsqu’elles seront passées quelques fois, toutes ensembles, sur le chemin de leur bercail, elles y reviendront le soir, automatiquement. L’expérience réussie tendra à se reproduire systématiquement.

Le chat qui veut entrer dans la maison où il espère trouver place chaude et soucoupe de lait tâtonne d’un seuil à l’autre en miaulant. Une porte s’ouvre. Il se précipite dans l’entrebâillement. La prochaine fois, il miaulera avec plus d’obstination devant la porte qui s’est ouverte. Si elle s’ouvre à nouveau, une tendance tenace se créera, qui poussera l’animal à toujours venir miauler à cette porte hospitalière, et non aux autres ; il pourra même ne plus voir une autre porte latérale qui lui permettrait d’entrer librement et s’en tiendra à l’acte tâtonné qui a réussi et s’est transformé en règle de vie.

Bébé tâtonne de même pour porter une cuiller à sa bouche ; il peut, au début, heurter son nez ou accrocher malencontreusement son menton.

Mais l’expérience réussie tend à se reproduire en réflexes systématiques qui deviennent règles de vie. L’enfant refera exclusivement le geste qui lui a permis de porter la cuiller dans sa bouche puis il refera progressivement ce geste sans y réfléchir, automatiquement, comme la brebis qui retrouve le bercail le soir, et parlera tout en mangeant ou vous écoutant sans que soit affecté le geste qui est passé en règle de vie.

Ce processus de tâtonnement réussi se fixant dans la répétition automatique de l’acte réflexe qui se transforme en règle de vie est la norme de comportement de toute vie organique. I1 s’agit là d’un processus général d’adaptation sans lequel la vie elle-même ne serait pas possible.

Pour monter leur échafaudage, les maçons commencent nécessairement par la base. Ils tâtonnent pour planter les longs poteaux ; ils mesurent, ce qui n’est en définitive qu’une forme plus pratique du tâtonnement ; ils attachent des traverses, éprouvent la résistance des matériaux, et quand le premier étage, le premier pont est établi, ils s’y aventurent avec quelque précaution, en tâtonnant encore ; d’un geste familier, ils s’assurent que l’ajustement est suffisant, que l’expérience, fruit du tâtonnement, a réussi, et qu’il est inutile de chercher une autre solution.

Et ce premier pont servira désormais comme point d’appui et passage naturel à partir desquels on montera, selon le même principe, le deuxième étage.

Notre comportement s’organise de même par la systématisation successive d’expériences réussies qui font alors partie de notre nature, de notre être, que nous ne pouvons plus modifier sans nuire gravement à notre équilibre immédiat et à la solidité définitive de l’édifice. Les maçons le savent : le tout est de bien planter les poteaux, de consolider les cordages et d’assurer ce premier pont.

Nous verrons tout à l’heure les conséquences pratiques de ces constatations reportées sur le plan psychologique.

I1 ne s’agit pas de savoir si nous devons risquer d’enchaîner de bonne heure l’individu à des règles de vie qui marqueront de façon si définitive son comportement. Les règles de vie sont inéluctables. Leur origine, leur nature et leur orientation peuvent nous échapper : elles n’en sont pas moins indispensables à la montée organique de la vie. Les premiers éléments de l’échafaudage doivent se fixer avant que puisse s’élever le plan supérieur. C’est sur ce dynamisme progressif que nous devons agir, avec, nous le verrons, la plus grande prudence, car il ne suffit pas de présenter aux individus en formation des échafaudages standards, qui tiennent et montent en tous terrains, mais qui ne sont pas fixés en terre, qui ne sont pas ancrés dans la. bâtisse, et qui branlent à mesure qu’on s’élève, laissant les ouvriers indécis, inquiets et impuissants devant la reprise difficile d’une oeuvre manquée en son origine.

Et ce processus d’expérience réussie fixée en règle de vie n’est nullement d’ailleurs particulier aux enfants. Tant que l’échafaudage monte, il y a nécessairement fixation et assujettissement au plan inférieur sur lequel s’appuie la montée nouvelle.

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Une autre observation reste encore à faire : si je m’aventure sur le champ de neige, je peux être attiré par les pas de cet homme qui est passé avant moi, parce que son expérience a quelques chances d’être valable pour mon propre comportement. Mais si j’aperçois une trace de lièvre, je serai moins engagé à la suivre parce que j’ai l’intuition que cet animal poursuit une destinée qui n’est pas à l’unisson de la mienne. Si je vois, dans la gare, un employé pénétrer par une porte de bureau, j’hésite à le suivre parce que je sais que son expérience, sa règle de vie, ne peuvent pas s’inscrire dans la chaîne de ma propre expérience.

L’imitation est, en somme, le processus par lequel une expérience extérieure s’imbrique dans la chaîne de notre propre expérience. Elle ne peut s’y imbriquer que si la chaîne est encore en cours de formation ; si elle est déjà définitivement soudée en règle de vie, l’imitation ne fera que se greffer sur notre propre expérience sans s’y intégrer. Il faut aussi que cette expérience extérieure réponde si bien à nos propres besoins qu’elle puisse s’ajuster dans la faille à la chaîne de notre expérience. Si les conditions optima de cet ajustement sont réalisées, l’acte imité devient maillon de notre chaîne, aussi solidement soudé à notre comportement que nos propres maillons.

C’est à la solidité et à l’harmonie de cette chaîne qu’on mesurera la valeur humaine d’un comportement. Nous aurons les chaînes rigoureusement ajustées où tous les maillons sont bien intégrés à l’être, soit qu’ils aient été forgés par l’expérience personnelle, soit qu’ils soient le résultat de l’appropriation par l’individu d’une expérience extérieure valable à 100% pour notre comportement.

Et il est des chaînes à jamais branlantes, avec quelques maillons d’expérience personnelle en saillie, sur lesquels se sont accrochés plus ou moins maladroitement les maillons nés de l’imitation, accrochés seulement de loin, ou soudés sans souplesse, avec des adhérences qui sont autant d’hésitations et de risques d’erreur au cours du comportement ultérieur.

I1 est même des chaînes où l’expérience personnelle est inexistante. L’expérience d’autrui a seule, au hasard de la vie, forgé une chaîne imprécise et sans cohésion, greffée sur le comportement auquel elle ne sera jamais substantiellement amalgamée, et qui, de ce fait, ne devrait ni servir ni orienter une vie originale et féconde.

Les chaînons imités ne se distinguent même pas de l’ensemble des chaînons fonctionnels. Les expériences imitées non intégrées n’arrivent pas à mordre sur la ligne centrale du chaînon.

L’expérience extérieure, au lieu de s’intégrer à la chaîne personnelle qu’elle aurait renforcée, s’est constituée à côté, d’ailleurs mal formée, avec des hiatus, des protubérances et des directions accessoires qui ajoutent encore à l’imprécision de la ligne.

L’individu n’aura pas de règle de vie personnelle.

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Très souvent, à la campagne, des barrières bordent les chemins, on peut s’y appuyer le cas échéant, comme à une rampe, pour franchir une fondrière ou un bas-fond luisant de glace; on peut les enjamber ou les enfoncer pour s’en aller courir à la poursuite des papillons des prés ou atteindre les cerises ou les poires qui s’offrent comme une tentation. Mais ces barrières peuvent aussi être suffisamment hautes et solides pour délimiter froidement l’espace dont nous pouvons disposer, pour jalonner et encadrer notre marche.

Tout le secret, tout l’art, toute la science de la formation éducative résideront dans la fonction favorable de ce que nous nommerons les Recours-Barrières : pas trop loin pour que les enfants puissent s’y appuyer le cas échéant, pas trop près cependant afin que l’enfant garde malgré tout suffisamment de large pour s’épanouir et se réaliser ; suffisamment hautes s’il y a vraiment danger à les franchir; et sinon, malgré tout accommodantes et familières, ne bouchant point la vue sur des horizons apaisants et prometteurs, et autorisant le cas échéant ces petits écarts qui ne prêtent pas à conséquence et qui n’en sont pas moins pour l’individu comme d’émouvantes échappées.

La position de ces recours-barrières pourra varier d’ailleurs, avec les exigences du milieu, comme avec les possibilités des individus, avec leur puissance de réaction personnelle ou l’aide qu’ils sont appelés à demander, pour vivre et monter, au milieu ambiant. Selon les cas, c’est la fonction Recours qui primera ; dans d’autres cas ce sera plutôt la fonction Barrière. La plupart du temps il s’agira de barrières mobiles, adaptées à l’âge des individus, à leur potentiel de puissance, aux difficultés du chemin.

Nous allons donc d’abord donner quelques indications sur le fonctionnement de ces recours-barrières.

Il fut un temps, du moins au village, il y a à peine quelques générations, où le recours-barrière de la famille était trop rapproché, trop élevé, trop barrière. L’enfant se heurtait trop vite à la rudesse paternelle, aux difficultés matérielles, aux exigences d’une vie trop souvent misérable. Mais par contre le recours-barrière social était tellement lâche qu’il en était souvent comme inexistant. I1 n’était ni recours ni barrière et cela corrigeait dans une certaine mesure la rigueur de la barrière familiale. Mais le recours faisait défaut. Privé d’un minimum de sollicitude sociale, l’enfant, dès qu’il échappait au cercle fermé de la famille, en était réduit à faire lui-même toutes les expériences, sans guide éclairé, sans appui technique.

Par delà cet inorganique recours-barrière social, l’enfant se heurtait alors, et beaucoup plus qu’aujourd’hui, au recours-barrière nature. Il y trouvait d’incontestables appuis, mais bien plus encore de limitations à son potentiel de puissance. Il se « colletait » vraiment avec la nature, individuellement souvent, et, lorsqu’il le pouvait, en faisant appel à un quatrième recours-barrière : les autres individus, auxquels on se frotte, nécessairement, et qui peuvent être amis ou ennemis, exploiteurs de vos efforts, concurrents impitoyables dans la lutte pour la vie, ou au contraire collaborateurs bénéfiques pour une même oeuvre de puissance dominatrice.

Il s’est produit, au cours du dernier siècle, un total renversement de position de ces recours-barrières.

Dans la famille, en général aujourd’hui plus humanisée, le recours a pris le pas sur la barrière. Le père n’y est plus le patriarche omnipotent jaloux de sa souveraine autorité, mais plutôt le « nourrisseur », l’appui, le guide. Le centre de gravité de la famille s’est comme déplacé : c’est maintenant, de plus en plus, l’enfant qui en est l’objet. C’est un progrès, mais souvent chèrement payé, nous le verrons par les risques nouveaux qu’on n’a pas toujours su éviter, par la tendance extrême contraire : la famille reste bien un recours - parfois beaucoup trop complaisant - mais il lui arrive de faillir totalement à son rôle naturel aussi de barrière. C’est aujourd’hui l’enfant qui, plus ou moins, tend à affirmer dans la famille son autorité inconsciente et maladive, à imposer ses volontés et ses fantaisies. Nous sommes au siècle de l’enfant gâté, et la chose est grave.

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La formation scientifique de l’individu est fonction, non pas des leçons qu’on lui a faites, mais de la richesse, de l’ampleur, de l’efficacité des expériences tâtonnées auxquelles il a pu se livrer. Et pas seulement des expériences de laboratoire, qui se font à partir d’un tube à essai ou d’un ballon chauffé. C’est la déformation scolastique qui tend à réserver à ces recherches tout à fait particulières et limitées la dénomination d’expériences. L’expérience tâtonnée débute dans la. toute jeune enfance avec les premiers gestes de l’enfant, ses premières préhensions maladroites, ses premiers contacts avec le milieu, et se continue avant l’âge scolaire par la prise de conscience expérimentale du milieu ambiant, A en juger sincèrement, il y a bien peu de choses dans ce domaine que l’école soit à même d’apprendre au petit paysan qui a vécu et travaillé dans les champs, au contact de parents et de grands-parents quelque peu compréhensifs et aidants qui lui auront facilité une riche expérience tâtonnée.

Car, ici plus qu’ailleurs encore, il ne suffit pas de dire empirique l’expérience tâtonnée. I1 y faut des recours-barrières aidants qui :

-         rendent l’expérience tâtonnée possible ;

-         en précipitent le processus ;

-         en systématisent, en comparent, en jugent les conclusions.

Si, pour reconnaître des traces de pas sur la neige et en déduire la nature, la démarche, le comportement, l’habitat des bêtes sauvages susceptibles d’être chassées et traquées, l’enfant doit poursuivre seul ses expériences, il devra attendre d’avoir vu courir sur la neige et de les avoir longuement observés, un lièvre, un renard, une fouine, une martre ou un rat. Ce peut être excessivement long et nécessiter toute une vie de curieuse prospection, toute une vie pendant laquelle l’individu tâtonnera au premier échelon pour ainsi dire de ses recherches, sans pouvoir se hausser bien haut dans la connaissance. Mais s’il a vu une bête s’enfuir dans la blancheur vierge d’un champ de neige, s’il est intrigué par cet entrecroisement de traces de pas qui se sont multipliées au cours de la nuit, et s’il a près de lui un chasseur aidant (il y en a beaucoup qui ne le sont pas et qui, systématiquement gardent pour eux tous leurs secrets par crainte de la concurrence) il distinguera bien vite la trace du lièvre de celle du renard ou de la fouine. I1 pourra alors poursuivre son expérience tâtonnée en partant de cette connaissance transmise, qu’il contrôlera d’ailleurs dans la pratique car il n’a jamais totalement confiance. Dans ses recherches ultérieures, il rencontrera peut-être quelque autre chasseur qui l’initiera aux connaissances entrevues et contribuera ainsi à enrichir encore et à accélérer son expérience.

Le livre, le cinéma peuvent d’ailleurs, dans une certaine mesure, remplacer le chasseur. Ils sont une assurance que l’expérience passée est à notre portée et que l’accélération peut être choisie et poussée par l’organisation culturelle dont nous bénéficions.

Comme on le voit : l’expérience tâtonnée est spécifiquement personnelle; mais elle peut et doit être enrichie, accélérée, rendue plus rapidement efficace par les contacts et les comparaisons avec l’expérience tâtonnée de ceux qui nous entourent et nous accompagnent.

Seulement, attention : l’expérience tâtonnée d’autrui n’a d’utilité et d’efficacité pour nous que si elle s’encastre dans notre propre expérience tâtonnée. On ne nous prend pas en poids pour nous porter à l’étage supérieur, mais c’est nous qui nous accrochons à cet homme assuré qui monte plus vite que nous et avec une plus grande maîtrise, qui nous aide à gravir les marches et nous dirige vers le but entrevu. S’il va trop vite, sans prendre garde à notre faiblesse, nous lâchons la basque de son habit et nous nous accrocherons au passant suivant afin de parvenir au premier étage le plus vite possible, mais par nos propres moyens. Nous en redescendrons de même, pour remonter encore jusqu’à brûler les marches quatre à quatre comme en nous jouant.

Notre chaîne de la connaissance, nous la forgeons anneau par anneau, si nous sommes livrés à nos propres forces, avec d’autant plus de rapidité et de sûreté que nous sommes mieux équilibrés, mieux organisés, physiologiquement et psychiquement, plus intelligents. Si nous trouvons de l’aide pour forger les anneaux intermédiaires, il nous suffira de les ajuster aux anneaux initiaux, d’en contrôler le jeu et la solidité, pour parvenir à l’anneau principal autour duquel se nouent d’autres maillons de la chaîne. La multiplicité, la sûreté de ces maillons seront fonction encore de l’aide généreuse que nous aurons reçue des recours-barrières. Si, à quelque moment, nous éprouvons un doute ou un grincement de fragilité, si nous craignons d’être allés trop vite, nous revenons en arrière pour assurer notre démarche et repartir ensuite avec plus d’assurance.

Mais si on vous fait sauter brusquement par-dessus toute une série d’anneaux, alors vous n’avez plus la même confiance ; vous ne reconnaissez peut-être plus votre chaîne ; vous risquez de saisir hâtivement la chaîne du voisin et d’avancer ainsi à un rythme qui vous donne l’illusion d’un formidable accroissement de puissance. Mais le jour où vous avez besoin de votre chaîne pour lier votre propre récolte, alors vous avez conscience de l’erreur et il vous faut ou bien reprendre à l’origine votre tâtonnement pour retrouver les chaînons décrochés, ou bien vous fier exclusivement et aveuglément à l’expérience d’autrui, les yeux fermés, au risque d’aboutir à un précipice.

L’homme contemporain s’habitue à être ainsi conduit par la main en des chemins qui ne lui sont pas essentiels, qui ne sont point liés à sa chaîne de vie, vers des buts fallacieux sans liaison avec son potentiel de puissance. L’enfant s’y résoud plus difficilement ; il vous harcèle avec une obstination douloureuse : « Où on va ?... On y sera bientôt, dis ?... C’est encore loin ?... Pourquoi on va là et pas ailleurs ? » et il fait mine à tout instant de s’arrêter pour cueillir une fleur, pour écouter la rivière gazouiller, ou pour suivre tout simplement le nuage qui passe. On dirait qu’il regrette cette expérience minutieuse dont vous ne lui laissez pas le loisir et dont il gardera peut-être, pour toujours, la maladive nostalgie.

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L’école promène bien ses élèves dans son premier étage si apparemment logique et ordonné. Mais c’est un monde à part, dont l’enseignement n’est pas directement utilisable. Lorsqu’il voudra agir selon ses tendances et ses vrais besoins, l’écolier devra s’échapper de ce premier étage, et, à même la vie, forger sa chaîne, retrouver les voies efficientes qui le mèneront, sans perdre ses assises, plus haut et plus loin.

Dans l’aventure, l’école n’aura été qu’illusion, fausse manœuvre, erreur. C’est dans la mesure où nous aurons corrigé cette erreur, où nous aurons permis à l’enfant, par nos techniques aidantes, de développer, de prolonger, de consolider sa propre chaîne, que nous aurons fait une besogne vraiment utile et efficace.

On dira peut-être que j’exagère pour les besoins de ma démonstration, que l’école n’aurait pas contribué à la diffusion formidable des sciences si elle avait eu vraiment ces tares dualistes et déviatrices dont je l’accuse.

Or, en fait d’enseignement scientifique, la chose est patente : si les enfants sont passionnés de mécanique, ce n’est point à cause des leçons de l’école, mais malgré l’école, parce que le milieu - familial et social surtout - est, en l’occurrence, extrêmement aidant. Si l’enfant sait nettoyer un vélo, le démonter et le remonter, s’il est familiarisé avec les machines les plus délicates, ce n’est certes point grâce à l’école mais malgré l’école, grâce au milieu.

Tout reste à réordonner dans ce domaine, tant en fait de méthodes que de matériel et de technique, pour l’expérience tâtonnée accélérée, seule formative.

Notre organisation éducative fait penser à une usine d’automobiles dont les bureaux d’étude collectionneraient les morceaux de littérature suscités par l’automobilisme, cherchant dans les livres les qualités des machines à réaliser. Quant à tâtonner pour en connaître intimement le mécanisme, quant à expérimenter pour l’améliorer, on croirait que ce sont là des besognes trop terre à terre, qui nécessiteraient la présence des ingénieurs dans le hall des machines, où, à même le cambouis et l’essence, ils scruteraient la vie des mécanismes comme le chirurgien sonde la chair des patients. Ce qui ne les empêcherait d’ailleurs point de prendre des livres, de consulter des plans, de s’imprégner de l’expérience de ceux qui réalisent concurremment. Mais cette imprégnation elle-même ne deviendrait activité intelligente qu’en passant par la lente et minutieuse expérience, par la maturation féconde du travail.

Nous, nous tenons à nos mains blanches, dignité des dignités pour le bureaucrate et le faux intellectuel; nous nous cramponnons à cet ordre formel qui n’est qu’une momification de la vie; nous trouvons si commode de piller l’expérience des autres pour essayer de la plaquer, toute prête, sur les vies d’enfants qui y sont imperméables et pour qui ne compte que l’expérience personnelle dans un minimum de richesse et de sûreté.

Quand donc s’apercevra-t-on à quel point l’école tourne à vide, au nom de principes désuets qui ne sont plus adaptés à nos conditions et à notre système de vie ? Quand se décidera-t-on à placer notre bureau d’étude au sein même de l’activité moderne, pour construire à même ce progrès et faire sortir de cette adhérence à la réalité dynamique, toute une technique - et une philosophie nouvelle aussi - de l’action intelligente au service de la vie ?

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I1 semble peut-être que, en nous attardant à de telles considérations pédagogiques, nous nous éloignons du problème de la personne morale de l’enfant.

Il. n’en est rien. Il fallait que nous montrions pourquoi l’École ne remplit pas son rôle de recours-barrière; dans quelle mesure elle est presque exclusivement accaparante et rejetante, et comment l’enfant réagit contre ses pré tentions ; et dans quel sens enfin il faudra la réformer pour quelle puisse remplir pleinement sa fonction pour redonner aux jeunes êtres le plus grand potentiel de puissance et d’harmonie.

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L’expérience tâtonnée que nous avons reconnue comme technique centrale du processus vital n’est point, comme tendrait à le considérer une pédagogie dévitalisée, un simple jeu préliminaire à l’intelligence et à la méthode et qu’il faudrait au plus tôt dépasser. En tâtonnant, l’enfant cherche sans cesse, consciemment ou non, la réponse essentielle et constructive aux problèmes complexes que lui pose la vie. II ne tâtonne pas seulement pour connaître, mais pour réagir aux événements avec un maximum de succès. La connaissance pure, abusivement qualifiée de désintéressée, est une réaction anormale d’adultes qui ont perdu le sens de la vie et qui, réfugiés dans la salle d’attente, se consolent comme ils le peuvent de leurs échecs majeurs. La connaissance pure n’est elle aussi qu’une solution ersatz dont nous étudierons les caractéristiques.

Le tâtonnement de l’enfant est toujours intéressé. Il a pour but - immédiat ou non - l’augmentation du potentiel de puissance et le maximum de succès dans la lutte pour la vie.

La curiosité de l’enfant a toujours une finalité, directe ou non. Mais cette finalité est parfois si éloignée de nos conceptions d’adultes que nous ne concevons plus aucun des mobiles qui la suscitent. Si l’enfant remue le sable, agite l’eau ; lance des pierres, frappe du bâton, c’est qu’il a besoin d’éprouver sa puissance et ses possibilités en face des réactions des matériaux ambiants, qu’il ajuste à ses nécessités constructives. C’est un besoin que nous qualifions d’inconscient pour signifier qu’il est tout simplement naturel.

On peut comprendre ainsi la naissance et la démarche du progrès en fonction exclusive de l’outil au service du besoin d’élévation et de recherche qui caractérise l’homme en face de la nature.

Que ce soit l’outil qui ait fait la civilisation, cela nous paraît incontestable. Et il nous paraît normal de marquer les étapes du progrès non par l’évolution d’une quelconque pensée abstraite, par la magie d’une idée, mais par la lente et expérimentale perfection des outils : la pierre taillée, la hache, la. pierre polie, le travail de l’os, l’élevage du renne, l’utilisation du bronze, du .fer, de l’étain ou de l’or, l’attelage, la navigation, l’emploi du verre, de l’eau, de la vapeur, de l’électricité : c’est tout cela qui forge effectivement la lente évolution de la civilisation, qui permet à l’homme de s’élever toujours plus haut, en parcourant à une vitesse sans cesse accrue l’étape de nécessaire initiation, en accélérant le tâtonnement, en en systématisant les conclusions pratiques et les enseignements.

La pensée de l’homme n’est que le faisceau des relations qui se sont nouées autour de lui et en lui, à la suite des innombrables expériences tâtonnées, par la reproduction systématique des expériences réussies. Il n’y a. pas trace en cela de produit mystérieux de la pensée, d’hypothétique chimie ou de mécanique strictement cérébrale. Supprimez à l’enfant cette expérience tâtonnée qui débute à la naissance, isolez-le dans un réduit sans possibilité d’expérience et vous verrez ce que deviendront et sa pensée et sa pure spiritualité. La culture, et les signes complexes par lesquels elle se manifeste, ne sont qu’une systématisation extraordinairement différenciée de cette lente et longue et subtile expérience.

ESSAI DE PSYCHOLOGIE SENSIBLE,

Delachaux et Niestlé 1966.

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