1960

LES DITS DE MATHIEU

LE DANGER DES FAISEURS DE NŒUDS

- Vous me demandez, dit le vieux berger, si c’est un métier difficile que de conduire le troupeau de la Saint-Jean à la Saint-Michel, sans pertes ni dommages, et d’assurer aux bêtes bonne graisse et joli poil ?

Pas plus difficile que de manœuvrer la faux dans un pré d’herbe fine ou de charger les sacs de lavande sur le bât de l’âne placide. Seulement, les vieux bergers gardent pour eux les vrais secrets de leur réussite et nous aiguillent sur des routes accessoires, en nous persuadant qu’il faut connaître prières et magie là où leur bon sens a suffi. Les chargeurs d’ânes, eux, ajoutent malicieusement des nœuds superflus aux cordes du bât pour nous faire croire qu’il y a une science des nœuds et qu’ils en sont les grands maîtres.

Dans tout métier, il y a une technique à dominer, certes. On la domine, non par des trucs ou des sortilèges, mais selon des lois simples et de bon sens, car il n’y a jamais contradiction entre science et technique d’une part, bon sens et simplicité d’autre part. Le chercheur de génie est toujours celui qui va vers la simplicité et la vie.

Et ces lois, tout le monde les comprendrait si on parvenait, malgré les traceurs de fausses pistes et les faiseurs de nœuds, à les redécouvrir et à les accrocher comme de lumineuses enseignes aux carrefours des grands chemins de 1a connaissance.

Ce qui nous gêne et nous retarde dans cette recherche scientifique de la vérité, ce n’est pas la difficulté des problèmes à aborder, mais l’obstination diabolique avec laquelle, dès notre jeune âge, on nous détourne du bon sens, on nous nourrit d’ersatz, on nous use l’esprit par des définitions ou des invocations, on nous déforme l’entendement et l’intelligence en nous engageant dans les faux chemins et en nous apprenant à faire ou à défaire des nœuds !...

La vérité, c’est que nos maîtres et leurs serviteurs n’ont jamais intérêt à ce que nous découvrions les lois claires de la vie.

Ils vivent de l’obscurité et de l’erreur... et c’est toujours malgré eux et contre eux que nous réalisons notre culture.

Ce n’est pas à moi à vous dire comment vous pouvez découvrir et enseigner ces lois naturelles et universelles qui vous ouvriront très vite et définitivement les lois de la Connaissance et de l’Humanité. Ce que je sais, c’est qu’elles existent et que ceux qui les possèdent ont tous ce même air de sagesse et de sûreté, de calme et de simplicité, de générosité aussi, que vous lisez sur le front des vieux bergers, dans les mains intuitives des guérisseurs, dans les yeux profonds du savant, dans les décisions et l’action des militants dévoués, dans les paroles des sages.., et dans la confiance étonnante des enfants à l’orée de la vie.

 


UNE MENTALITÉ DE BÂTISSEURS

Je suis resté bâtisseur.

A l’ordre trop civilisé des terres aux cultures alignées et définitives, je préfère les chantiers qui transforment et animent les coins incultes, les plantations qu’on voit monter, audacieuses et envahissantes comme une troupe d’enfants dans la forêt. Aux constructions confortables et méthodiques, je préfère l’abri que je monte moi-même, des racines au toit et que je modèle selon mes goûts et mes besoins, comme ces vieux habits dont on ne peut se séparer parce qu’ils se sont intégrés à nos gestes et à notre vie.

Je suis bâtisseur.

Comme tout le monde: comme l’enfant qui construit un barrage ou monte une cabane, comme le maçon qui siffle sur son échafaudage, comme le potier qui crée des formes et le mécanicien qui donne vie à sa mécanique. Un domaine où l’on ne construit plus est un domaine qui meurt. L’homme qui ne bâtit plus est un homme que la vie a vaincu et qui n’aspire qu’au soir en contemplant le passé défunt.

Préparez des générations de bâtisseurs qui fouilleront le sol, monteront les échafaudages, jetteront à nouveau vers le ciel les flèches hardies de leur génie, scruteront l’univers toujours jaloux de son mystère. Munissez vos classes des outils de bâtisseurs, de monteurs d’échafaudages, d’ingénieurs et de sondeurs des mystères. Même si votre école doit rester un éternel chantier, parce que rien n’est exaltant comme un chantier.

Je sais: les bâtisseurs sont toujours à pied d’œuvre et on vous accusera de désordre et d’impuissance parce que vous n’aurez pas souvent la satisfaction d’accrocher le bouquet symbolique au sommet de votre construction. Les murs ne sont pas crépis, les fenêtres non encore fermées et les cloisons des étages à peine amorcées peut-être. Mais d’autres après vous - et les intéressés eux-mêmes - continueront l’aménagement pourvu que vous ayez conservé en eux la mentalité des invincibles bâtisseurs.

Rien n’est exaltant comme un chantier, surtout lorsqu’on y construit des hommes.

 


LE TRAVAIL EN MIETTES

« Le travail en miettes », dit G. Friedmann...

Il n’y a que miettes dans notre vie d’éducateurs. Nous ne parvenons plus même à les rassembler, ce qui serait vain, d’ailleurs, des miettes pressées et roulées ne donnant jamais que des boulettes juste bannes à servir de projectiles dans les réfectoires.

Miettes de lecture, tombées d’une oeuvre que nous ignorons et qui ont ce goût de rassis du pain qui a trop traîné dans les tiroirs et dans les sacs.

Miettes d’histoire, les unes moisies, les autres à peine cuites, et dont l’amalgame reste un insoluble problème.

Miettes de calcul et miettes de sciences, comme pièces de mécanique, signes et nombres qu’une explosion aurait dispersés et qu’on s’évertue à retrouver en puzzle.

Miettes de morale, comme des tiroirs qu’on déplace dans le complexe d’une vie aux combinaisons infinies.

Miettes d’art...

Miettes de classes, miettes d’heures de travail, miettes de cour...

Miettes d’hommes !

Dangers d’une École qui aligne, compare, groupe et regroupe, ausculte et jauge ces miettes.

Urgence d’une éducation qui évite l’irréparable éclatement et qui fait circuler un sang neuf dans la fonction vivante et constructive de la pédagogie du travail.

 


LES FAUX-MONNAYEURS DE L’ESPRIT

J’ai connu l’époque, au début du siècle, où l’on faisait encore tinter sur le carreau les pièces douteuses, d’or ou d’argent. Sur le champ de foire, les ménagères éprouvaient les casseroles pour s’assurer qu’elles étaient de loyal métal. Et nous lisions avec une crainte légitime la formule sacramentelle portée sur les billets de banque : « Les contrefacteurs seront punis des travaux forcés à perpétuité ».

On ne parle plus, aujourd’hui, de fausse monnaie, mais les billets de banque changent chaque jour de valeur, la matière plastique imite le cuir, et la rayonne la soie naturelle. On fabrique du vin sans raisin; on vieillit les crus artificiellement; on fraude le miel et le beurre.

On fraude les pensées aussi. Et nul ne sait plus quel vil plomb se cache sous la majesté extérieure des éditions imposantes, ou la débauche des images et des sons qu’on n’a plus le temps ni l’audace de contrôler.

La fausse monnaie est partout. Et plus elle est suspecte, plus elle se pare de titres et de recommandations, de couvertures flamboyantes et de tapageuse réclame.

La vérité est désormais trop simple et trop humble pour être dûment considérée. Et gare à l’homme honnête et juste qui s’aviserait de faire encore tinter les pièces, d’éprouver le cuir ou de goûter le beurre ! Gare au téméraire qui met en doute les vertus des onguents de charlatans ou la science des manieurs de seringue !

Le faux-monnayeur exhibe aujourd’hui ses diplômes et estampille ses produits « sous garantie du gouvernement ». Il est roi, et l’École est devenue son serviteur qui fait tinter faux morale et histoire, sciences et calcul, art et littérature. Le toc se substitue partout au franc-métal. La forme tue l’esprit, et 1a mécanique la vie. Et apparaissent alors comme de dangereux iconoclastes les hommes de bon sens qui voudraient redonner cours à la pensée profonde, nourrie de bonne sève ancestrale, et enseigner aux enfants à gratter le vernis pour démasquer les faux-monnayeurs de l’esprit.

Dans un monde qui impose ses pratiques d’ersatz et de contrefaçon, saurons-nous être assez logiquement humains pour redonner leur primauté à ces actes fonctionnels que la scolastique a compliqués et dévalués, et qui s’appellent : sentir, créer, comprendre, se socialiser, vivre et aimer ?


NOUS SOMMES TOUS DES DÉLINQUANTS

Heureux temps que le nôtre lorsque, au début du siècle, les moralistes n’avaient pas encore inventé les mots ni les fonctions de « psychologue » ou de « psychiatre », et où l’on ne savait pas ce que c’était qu’un délinquant.

Peut-être les gendarmes en tournée usaient-ils déjà du qualificatif, mais innocemment, pour montrer seulement qu’ils ne parlaient pas le langage de tout le monde. Le « délinquant » c’était le coupable qui s’était laissé prendre commettant un délit, c’est-à-dire une faute vénielle sans grave conséquence.

L’heureux temps où les passants avaient des droits coutumiers sur le pommier qui tendait ses fruits par-dessus la haie, sur le raisin qui pendait au long du mur et sur les noix qui, à l’automne, s’étalaient sur les chemins. Et où nous pouvions, sans grand dommage et sans remords, élargir quelque peu notre domaine pour cueillir des grappes à la treille ou pour picorer les groseilles.

L’heureux temps ! « A la Toussaint, tout ce qui reste aux champs est pour les enfants », disaient les vieux. Forts de notre droit, nous envahissions les prés déserts, abattant à coups de pierres les dernières pommes les qui restaient obstinément accrochées aux arbres dénudés. Et nous savourions le plaisir de manger les fruits défendus que la sagesse populaire, nous laissait le loisir de conquérir.

Ah ! s’il y avait eu de notre temps des gendarmes aussi jaloux de leurs prérogatives que le sont ceux d’aujourd’hui ; si les jardins et les champs avaient été clôturés et que nous ayons risqué d’être pris escaladant les grillages; s’il avait été interdit par la loi de tendre les mains vers la grappe qui s’offre ou vers la pêche si appétissante qu’elle tenterait un démo ; si nous avions vécu, avec notre soif d’expérience et de liberté, dans un monde où les enfants auront tout juste le droit de suivre les passages cloutés ; si on nous avait « pris » remplissant nos poches de noix ou faisant aux treilles notre provision de grappes; si le propriétaire offensé nous avait alors « conduit » à l’agent responsable de « l’ordre » qui nous aurait interrogés et accusés ; si nous avions eu maille à partir avec la justice et si on nous avait impitoyablement traduits devant un tribunal, serait-il pour enfants, nous porterions tous, inscrite pour la vie sur nos fiches signalétiques, 1a mention infamante de « délinquant ».

II est des actes qui ne sont répréhensibles qu’en fonction de l’égoïsme et de l’inhumanité de ceux qui détiennent propriété et autorité. Les délinquants !

Que ceux qui n’ont jamais péché leur jettent la première pierre !

 


UN MÉTIER QUI EST FORMULE DE VIE

Je n’ai pas besoin de test savant pour connaître la valeur et le rendement possible d’un berger. S’il fait son travail avec plaisir, s’il s’intéresse profondément à son métier, je peux avoir la certitude que les bêtes seront bien menées. La technique viendra si elle manque encore, et, en attendant, la sollicitude permanente du berger saura atténuer ses insuffisances professionnelles.

Quand je vois le paysan inspecter amoureusement son domaine, se penchant sur ses plants comme le berger sur ses agneaux, je n’ai pas à mener une longue enquête sur ses vertus de paysan. Pourvu que la misère, les échecs ou l’exploitation ne 1e découragent pas d’un travail qui est sa vie, il deviendra bien vite expert dans un art où la technique morte ne saurait suffire.

Si on me dit qu’il existe une méthode pédagogique qui donne aux enfants cet amour du métier et le goût d’un travail qui est l’expression de l’être ; si on ajoute que cette méthode vaut à l’éducateur ce même sentiment de participation et de plénitude qui illumine le métier du paysan et humanise la tâche ingrate du berger ; si je vois les éducateurs qui pratiquent cette méthode reprendre vie et enthousiasme, je n’ai pas à m’informer plus avant : cette méthode est la bonne. Il suffira d’en asseoir et d’en généraliser l’usage en la préservant des dangers majeurs que font courir à toutes les entreprises intelligentes les forces de stagnation et de réaction. Il faudrait surtout rappeler aux parents et aux maîtres qu’un éducateur qui n’a plus goût à son travail est un esclave de son gagne-pain et qu’un esclave ne saurait préparer des hommes libres et hardis; que vous ne pouvez préparer vos élèves à construire demain le monde de leur rêve si vous ne croyez plus à ce rêve ; que vous ne pouvez pas les préparer à la vie si vous ne croyez plus à cette vie ; que vous ne sauriez montrer la voie si vous vous êtes assis, las et découragé, à la croisée des chemins.

« J’ai retrouvé la dignité d’un métier qui est pour moi formule de vie », vous dira l’éducateur moderne.

Imitez-le !...

 


NOUS AVONS POSE NOTRE PIERRE

Que m’importent la pensée et l’esprit de tous les bergers qui sont passés avant moi sur la montagne, si aucun d’eux n’a posé sa marque ni sur le sentier qui monte, ni dans les habitudes des brebis qui s’en vont à travers les drailles.

La fumée monte aussi en volutes bleutées entre les toits des maisons et les arbres de la colline. Et les nuages, dans le ciel, semblent inscrire des hiéroglyphes qui nourrissent le rêve des enfants désœuvrés.

Je me suis baissé en passant. J’ai courbé une branche qui n’encombrera plus le chemin. J’ai posé une pierre comme un repère et un signal ; j’ai, de mon couteau, creusé une gouttière qui recueille l’eau de la source et à laquelle viendront boire les enfants et les brebis.

Vous direz que c’est peu de choses en regard de ce qui pourrait être fait pour simplifier et humaniser la vie du berger. Mais si chaque berger faisait chaque jour cette part d’œuvre pratique au service de la communauté, notre métier en serait, dès à présent, enrichi et facilité. Que m’importent les théoriciens qui ont bâti, en volutes de fumée, des systèmes que 1e vent balaie comme il désagrège les nuages chimériques. D’autres, avant eux, avaient parlé avec intelligence et autorité. Mais ils n’avaient pas, de leur pied obstiné, marqué la trace du sentier; ils n’avaient pas posé la pierre directement, ni creusé 1a gouttière. Ce sont en définitive les imprimeurs de livres, les inventeurs de plumes, les fabricants de machines à écrire et d’imprimerie, les animateurs du cinéma et de la radio qui jalonnent, marche à marche, le lent progrès de la pédagogie.

Pendant trop longtemps, les uns ont parlé sans oeuvrer, les autres oeuvré sans avoir 1e droit de parler, comme des travailleurs qui ne se rencontreront jamais dans le tunnel où ils se sont engagés.

Nous avons posé notre pierre. Nous savons qu’elle aidera et guidera ceux qui viendront après nous pour continuer la route.

LES DITS DE MATHIEU,

Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1960

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