Dossier pédagogique de l’Ecole Moderne

N°11

Novembre 1965

Naissance

et évolution

d’un journal scolaire au second degré

par Janou Lèmery

Octobre 1965

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Sommaire

           Naissance et évolution d’un journal scolaire au second degré (classe de 3°)

J.Lèmery

           L’expression libre au second degré

J.Lèmery

Naissance et évolution d’un journal scolaire au second degré

par Janou Lèmery

Notre premier journal allait être prêt. Ensemble, adolescents de 4° et maître, avions, avec beaucoup de foi, d’enthousiasme et d’inexpérience, oeuvré, pour qu’il concrétisât, aux yeux des autres : parents, amis de l’école, jeunes, le travail d’un premier trimestre d’expression libre. Bien modestes étaient nos moyens: un duplicateur à alcool appartenant au CEG, une maigre provision de stencils et de papier achetée de ma poche, et pour atelier, la salle de classe avec ses 38 élèves mixtes, son défilé chronométré des différents professeurs qui avaient droit, à leur entrée, à une salle rangée, neutre, à des adolescents à leur place habituelle, prêts pour leur travail. Avec quelle fébrilité méthodique tout devait s’amenuiser et même disparaître ! Mais nous y parvenions presque toujours tant nous voulions préserver notre indépendance, tant nous sentions que notre réussite dépendait du respect des autres professeurs qui, petit à petit, nous l’ont bien rendu et qui, pour la plupart même, nous ont par la suite, apponté leur aide conciliante.

Je n’évoquerai pas notre fierté joyeuse quand nous pûmes offrir, vendre les premiers exemplaires. Je m’en souviens encore avec précision et émotion après trois ans. Mais vous qui allez tirer votre premier journal avec vos élèves de 6e ou de 3e, vous comprendrez bientôt. Que rien ne vous arrête au départ: ni la pauvreté matérielle, ni l’inexpérience. Sachez seulement être vigilant, sachez aussi vouloir.

Quand, en juin et avant de nous séparer d’avec nos grands adolescents de 3e spéciale, nous avons fait le bilan de nos trois années de vie commune, quand nous avons comparé notre dernier numéro de Joie de Vivre à celui qui naquit en novembre 1962, ce ne fut jamais pour en sourire ni renier sa pauvreté de contexte ou de technique mais pour faire halte, heureux ensemble, du chemin parcouru, fiers de laisser une trace.

Tous les numéros parus au cours de ces trois années restent le témoignage des étapes nécessaires à sa maturation psychologique, à sa qualité technique, le témoignage de cet affinement de la pensée obligeant la main à la suivre pour magnifier son expression.

Notre évolution

Notre premier numéro rapidement épuisé avait aplani quelque peu nos soucis pécuniers. Nous allions pouvoir acheter un limographe 21 X 27, de l’encre de couleur, du papier plus épais. Nous eûmes ainsi tout de suite des textes mieux imprimés, des dessins, des titres de couleur mais nous nous en tenions encore pour l’illustration à la gravure des stencils, faute d’autres outils. Certes, les problèmes du tirage ne s’aplanirent pas. Nous dûmes souvent, avec une poignée de volontaires munis de l’autorisation de leurs parents sacrifier des jeudis ou des après-midi de liberté mais notre journal vivait, les textes devenaient plus riches, leur qualité d’impression s’améliorait insensiblement. Des amis de l’École Publique, des gens de lettres, des inspecteurs nous avaient dit leur intérêt, nous avaient témoigné leur encouragement. Nous savions qu’il vivrait l’année suivante parce que nous le voulions, parce que nous sentions bien que nous ne pourrions plus travailler autrement. Une année de travail avec des adolescents mixtes, dans un important complexe scolaire urbain, m’avait convaincue que pour les attacher à leur école, il fallait qu’elle ouvre grandes ses fenêtres sur la vie extérieure, sur leurs problèmes, leurs angoisses, leurs joies. Dans un CEG urbain, peut-être encore plus que dans un CEG rural, il fallait avant tout savoir être à l’écoute des jeunes, leur apporter une présence adulte lucide et aidante qui leur fait de plus en plus défaut tant l’éducation parentale démissionne de sa tâche. Administrativement, on pouvait faire confiance à une ambiance de classe ordonnée, accueillante, sans problèmes. Nous étions prêts pour une année nouvelle.

Tout devint plus simple, même avec la perspective du BEPC en fin d’année. Matériellement le CEG put faire l’achat d’une Gestetner qui nous fut prêtée. Les longues heures passées à tirer trois cents exemplaires s’amenuisèrent. Sous la vigilance de mon mari, garçons et filles eurent vite démystifié ce nouvel appareil et nous allions, en tâtonnant et par des mélanges subtils d’encre à même le rouleau créer des couleurs plus originales.

C’est un message

Notre journal devint, par son contenu, un dialogue avec le monde des adultes. Les élèves sentirent presque de suite, cette année-là, qu’il allait être un message. Et en feuilletant les pages aujourd’hui, je constate que dominent, à travers quelques textes d’évocation de moments privilégiés des vacances dernières, de la vie de tous les jours, les pages de communication avec leurs aînés.

Tantôt, c’est un passé de contrainte qui remonte, tamisé dans une forme poétique:

Dialogue d’enfants

- Je serai institutrice.
- Institutrice !... Quelle drôle d’idée ! Je n’aime pas ce genre de personne avec un chignon vilainement tiré et des lunettes qui tombent sur le nez... Ça ressemble à une sorcière !... Ou plutôt à une fée ! mais à une méchante fée... qui tape sur les doigts des écoliers avec sa baguette magique... Sur les doigts des enfants sages... Oui, sages !
- Ah, non ! pas ça ! Je serai institutrice... mais au pays des nuages.
- Ça doit être beau le pays des nuages !
- La classe se trouve sur un nuage rose.
- C’est joli un nuage rose ! Y a-t-il des images sur les murs de la classe ?
- II n’y a pas de murs, mais beaucoup d’images : une fleur par exemple sur un bout de ciel bleu... une vraie fleur et un vrai bout de ciel.
- Tu me donneras une de ces images. Mais qui seront les élèves ? les oiseaux ? peut-être des gouttes d’eau ? ou des flocons de neige ? Seuls, eux, peuvent monter si haut !
- Non, ce sera des enfants.
- Mais comment iront-ils ? sur un cheval blanc ?
- Non, sur des papillons.
- Et comment seront leurs ailes ?
- Leurs ailes ? merveilleusement belles ! C’est les élèves qui les peindront de la couleur qu’ils voudront.
- Ils seront sûrement contents, les papillons ! Mais où est-ce qu’ils se regarderont ?
- Ils s’admireront... peut-être dans une perle.
- On se voit dans une perle ?
- Bien sûr ! autant que dans une goutte de rosée.
- C’est amusant de se regarder dans une goutte de rosée ! Ce sera des enfants sages, ceux qui iront en classe sur les nuages ?
- Oui... mais aussi des polissons. Ils sont aussi câlins et je les préfère.
- Moi aussi, je les aime. Mais les grandes personnes ne disent pas cela !
- Ça n’a pas d’importance, ce que disent les grandes personnes.
- Et de quel pays ils viendront ?
- De tous les pays du monde.
- J’aimerais bien venir de tous les pays du monde.
- Toi, seul, tu es trop petit !
- Alors, quand je serai grand !... Et ils travailleront, les enfants, de l’école des nuages ?
- Bien sûr... et ils aimeront travailler !
- Et que penseront les gens de l’école des nuages ?
- Ils auront tous envie d’y aller ! et ils le pourront s’ils se donnent la main... peut-être en passant sur l’arc-en-ciel.
- Moi aussi, je serai instituteur au pays des nuages.

Marie-Hélène ROUGER 3e B.

 

Tantôt, c’est un fait présent qui révolte tout ce qu’il y a de pur dans le cœur d’un adolescent:

Si, un jour d’automne, un de ces jours de novembre qui vous font refermer frileusement votre manteau, vous trouvez sur un paquet d’herbes un faon de quelques semaines, qui grelotte, qui peut à peine marcher, qui va sûrement mourir de faim ou de froid ici tout seul, surtout ne le recueillez pas, vous risqueriez de vous faire attaquer en justice par les Eaux-et-Forêts.

C’est l’aventure qui est arrivée à un brave homme à qui ses enfants avaient ramené la petite bête. II y a plus d’un an de cela. Le petit faon a grandi, est devenu une biche choyée par toute la famille. Elle a la plus belle vie qu’elle eût pu avoir. Elle n’a jamais voulu retrouver sa liberté mais ses « maîtres » sont tout à fait décidés à la laisser partir si elle !e veut: elle n’est ni attachée, ni enfermée.

Eh bien ! II a fallu qu’un procès vienne jeter le trouble dans cette famille si heureuse: ce sont les Eaux-et-Forêts qui ont intenté ce procès contre un homme qui a eu le malheur de faire un acte, de pitié. Et pourquoi ? Parce que cet homme a recueilli le faon qui serait mort s’il n’avait été recueilli !

Que les psychologues qui étudient si bien notre esprit se demandent ce que pensent ces deux jeunes garçons qui ont trouvé le faon, de ce monde qui méprise les amitiés, les amours, les actes de bonté pour gagner un peu plus d’argent, un peu plus de gloire !

Cet homme, qui n’est pas bien riche, a décidé de risquer toute sa petite fortune pour sauver son amie de la mort, car ce n’est pas pour lui rendre sa liberté que les Eaux-et-Forêts font ce procès, mais pour livrer cette pauvre bête aux chasseurs, aux braconniers. En effet, c’est la mort certaine qui la guette, car elle n’a pas appris la vie de la forêt, et n’a pas appris non plus à se méfier des hommes vers lesquels, au contraire, elle irait pour recevoir la décharge mortelle.

Heureusement pour la bête et pour cette famille, il existe encore des personnes sensées surtout parmi le tribunal chargé de l’affaire et pour une fois l’histoire a bien fini. Ces braves gens garderont leur amie et !es Eaux-et-Forêts iront chercher noise à quelqu’un d’autre.

Bruno LEMME, 3e A

De plus en plus, c’est un appel de celui qui ne veut plus être un enfant dépendant mais qui a encore trop de fragilité intérieure, malgré son vernis d’arrogance, pour faire face au monde adulte:

Ne critiquez plus la jeunesse !

« Ah, quelle jeunesse ! de mon temps les jeunes n’étaient pas ainsi… »

Combien de fois l’entendons-nous prononcer par des adultes ? Pourquoi certaines personnes nous blâment-elles ? Ne se rendent-elles pas compte que nous sommes souvent innocents de notre malheur, que ce sont elles qui bien des fois sont à l’origine du laisser-aller des jeunes!

II est maintes causes à ce laisser-aller, mais toutes, ou presque, à mon avis viennent de l’éducation. Certains parents pour être tranquilles, laissent trop de liberté à leurs enfants, ou les croient capables de se diriger tout seuls, en pensant les rendre heureux. Non, ils se trompent, ils doivent s’occuper de leur éducation. Une liberté trop grande et souvent mal employée nuit à la jeunesse.

Nous avons besoin des grandes personnes pour nous aider à découvrir la vie, « à ouvrir les yeux sur le monde », nous avons tant de confiance à donner, d’amour à partager, tant de trésors de ciel bleu dans notre cœur !... Accueillez nos généreux élans !

D’autres parents aident leurs enfants s’épanouir pleinement jusqu’au moment où un drame familial survient dans le ménage et parfois pour l’enfant... la dure séparation. Les adolescents ont besoin affectivement de leur père et de leur mère. Et il semble qu’il y a assez du malheur où l’on ne puisse rien : la mort, qui enlève aux enfants le soutien de l’un ou de l’autre et crée, hélas ! chez eux un déséquilibre.

Pauvre oiseau blessé, tu ne pourras peut-être plus t’envoler !

Madeleine BRASSIER et ses camarades de 3e B.

Alors, il cherche des responsables. On n’admet pas, adolescent, qu’un mal soit sans remède. Et le journal reflète les solutions pensées, débattues.

UN RAZ-DE-MARÉE HUMAIN

La tranquille cité balnéaire de Clacton en Angleterre n’est plus aujourd’hui qu’une ville sinistrée. De toutes les catastrophes qui, hélas, sont beaucoup trop nombreuses, celle-ci est la plus surprenante mais aussi la plus inquiétante.

En effet, c’est un véritable raz-de-marée humain qu’a subi cette ville: les dégâts importants s’élèvent à 100 millions d’anciens francs.

Ce nombre grandissant de « blousons noirs » qui malheureusement existent un peu partout dans le monde, pose à l’Angleterre, et certainement à d’autres pays, un grand nombre de problèmes auxquels, jusqu’à présent, nulle solution n’a été .trouvée.

Pourquoi cette violence ? Pourquoi tous ces amusements criminels ? Un éditorialiste londonien, et je crois qu’il a raison, écrit : « Que l’on ne vienne pas nous dire qu’il s’agit de jeunes révoltés; lorsqu’on a les moyens de se payer une motocyclette ou un scooter et d’emmener sa petite amie en week-end, c’est que l’on dispose tout de même d’un niveau de vie convenable ».

Pourquoi ce nombre grandissant de « blousons noirs » ? On a remarqué que la grande masse des vandales de Clacton, comme dans presque toutes les grandes villes, venait des faubourgs industriels de l’East-End de Londres dans lesquels se construisent de gigantesques « cités-dortoirs ». Une enquête a été ordonnée. Elle établira non seulement les faits survenus mais cherchera aussi les moyens d’éviter le renouvellement de telles violences. On a aussi remarqué qu’un grand nombre de ces vandales, surtout les chefs qui poussaient leurs compagnons à la lutte, étaient drogués. Ils prenaient pour la plupart les fameuses « pep-pills » dont le ministère va enfin interdire la vente. Souhaitons que de tels faits ne se reproduisent jamais.

Et pour cela, que doit faire la société ?

Alain CHAGNON, CI. de 3eB

 

La société adulte doit prendre conscience du problème. Ce n’est pas en cachant les faits ou en les blâmant qu’on le résoudra.

Il faut d’abord rechercher les facteurs psychologiques et aussi physiologiques intimement liés, de cet état qui a tout de la démence. A mon avis, les moyens de combattre ce fléau sur le plan psychologique sont d’abord d’offrir aux enfants une vie familiale unie où ils trouveront une affection et une sécurité morale irremplaçables. Beaucoup de ces adolescents ont des parents divorcés ou sont de familles trop nombreuses qui délaissent leur éducation. Sur le plan physiologique, ils ont besoin d’une vie au grand air et au soleil, d’une bonne nourriture équilibrée. La pratique d’un sport occupera sainement leurs loisirs et ils seront heureux de se retrouver sur les stades, à la piscine, qu’il faudrait multiplier ainsi que les foyers culturels, ou les lieux d’amusements sains. Devenant responsables de diverses activités, ils se libéreraient de leur vivacité juvénile (un petit peu) trop bouillante.

Patrick CHOQUET, CI. de 3e B.

Pour ma part, je pense que les parents de ces « blousons noirs » sont plus fautifs qu’eux. Tout d’abord, il faut que les gens prennent conscience que ce n’est pas faire du bien à leurs enfants que de les laisser sortir sans se préoccuper où ils vont ni quand ils rentreront ; ce n’est pas leur faire du bien non plus que de leur laisser des sommes énormes à dépenser.

De plus, si un jeune a commis une faute et s’il est « arrêté », je pense qu’il ne faut pas le mettre en maison de correction et encore moins en prison où il formule des vœux de vengeance et où il apprend encore plus à haïr la société. Qu’on le mette dans des centres avec des jeunes actifs et conscients, en compagnie desquels il s’intéressera à un métier s’il n’en a pas ou à diverses activités où il se réalisera.

Jean-Pierre BARBARIN, CI. de 3e B.

Un café un peu sombre, un flipper, un jux-box et un baby-foot, voilà le lieu de rassemblement de trop de jeunes de notre siècle !… Ne pourrions-nous pas créer des clubs variés avec bars aux boissons non alcoolisées où les jeunes, conseillés par des moniteurs s’organiseraient des loisirs sains et enrichissants ?

Jean-Jacques COUVAUD, CI, de 3e B.

Pierre David pense que l’attitude des parents influence les enfants et déplore que certains s’amusent de ce que font leurs fils et les encouragent ainsi à continuer.

Christiane Guyonnet constate que dans beaucoup de foyers, les parents travaillent tous deux et les enfants doivent se débrouiller seuls. Que font-ils ? Certains traînent dans les rues car il n’y a pas assez de distractions culturelles organisées pour eux.

Tous, nous demandons une prise de conscience de la société. La France est « jeune », et de plus en plus la jeunesse est appelée à jouer un rôle dynamique dans la vie du pays.

Certes, il reste encore des textes sur le sport, les jeux olympiques, mais ils ne sont plus descriptifs. On juge le sport actuel, on retrouve l’idéal olympique... tout devient prétexte à communication humaine, même l’enquête. Dans le travail, dans l’effort, partout et avant tout, il y a l’homme.

Et les moments privilégiés de l’âme humaine, même de la tristesse, seront les plus belles pages de- notre journal.

La pluie

Notre camarade Claude Ayala, parti à lssoire avec sa famille, nous a laissé comme message d’amitié, ce très beau texte. Nous l’avons aimé, et nous sommes heureux de l’offrir à tous les lecteurs du journal.

La pluie est la fidèle compagne de l’homme qui s’attriste sur son sort.

Non, pas la pluie d’un orage, mais celle qui tombe régulièrement d’une monotonie agaçante,

Celle qui vient des nuages gris, toujours gris et immenses,

Des nuages uniformes d’où suintent les perles de l’ennui,

De ces horizons gris, de ces gens gris, de ces maisons grises,

Tout d’un gris obsédant qui vous imprègne, qui vous ternit l’âme.

Chaque goutte est une larme amère qui me communique son amertume.

Innombrables, elles tombent, de tout leur poids, poids qui porte le malheur des hommes.

Pluies mornes qui noircissent les hommes, pluies stériles qui tombent sur l’asphalte.

Chaque goutte qui roule au sol amplifie encore la tristesse qui m’envahit.

Et pourtant, qu’est-ce qu’une goutte parmi tant d’autres qui tombent, toujours inlassablement tombent.

Le ciel est si bas, la terre si proche que l’on dirait que le ciel suinte la pluie et que la terre la dégorge.

Je suis pris dans ce tourbillon de tristesse et d’ennui qui m’envahit.

J’essaie de m’éloigner par la pensée de ce sombre décor mais le bruit des gouttes est là, inexorable, et me rappelle qu’il pleut, qu’il pleut l’ennui qui vous rend l’âme triste à mourir.

Je hais cette pluie qui donne aux journées une durée quasi éternelle.

Je suis comme fasciné par cette pluie qui a sur moi un pouvoir qui me rend omnipotent. Je hais la monotonie des pluies qui se veulent parfaites, de ces pluies qui ont le caractère acariâtre des vieilles filles refoulées.

Car ces pluies, personne ne les aime et pourtant elles s’imposent.

Leur stérilité repoussante va de pair avec les fléaux de la nature,

Non point parce qu’elles abîment physiquement les hommes comme les cataclysmes, mais parce qu’elles détruisent moralement les hommes en les rendant mornes.

La fin de l’année, avec ses réussites, sécurisait, s’il en était encore besoin, parents et administrateurs. Nous savions bien, nous, à travers l’affection qui nous reliait aux adolescents, que nous étions sur la bonne voie. Quant au journal, non seulement il couronnait, en la concrétisant, une pédagogie libératrice, mais son succès nous avait mis à l’aise matériellement. Nous pûmes, à un prix très modique, offrir un voyage de trois jours en Haute-Savoie aux deux classes de 3e, voyage qui naturellement devait laisser sa page de souvenirs dans notre premier numéro de cette année. La voici telle qu’elle a paru parce qu’elle explique, mieux que tout, ce qu’est devenue cette classe de 4e pléthorique, dans quelle ambiance nous avons travaillé, ce que sera sans doute notre journal 1964-1965.

Au lecteur de Joie de vivre

Camarades de France et de l’étranger, chers lecteurs de Joie de Vivre, nous sommes heureux de vous retrouver pour la troisième année. Beaucoup de visages familiers nous ont quittés car notre classe de troisième spéciale est la classe terminale du CEG. Après avoir passé avec nous les années de quatrième, troisième et le BEPC, ils sont partis dans différentes secondes ou affrontent déjà la vie, mais ils ne nous oublient pas puisque beaucoup reviennent nous rendre visite. Certains sont déjà abonnés à notre journal, à leur journal, car ils vont avoir leur page eux aussi dans les prochains numéros.

Nous avions terminé ensemble l’année scolaire dans la joie. En effet, grâce à une subvention du Conseil Municipal de Chamalières que nous remercions, à une participation de la caisse des fêtes de l’école, au bénéfice de notre journal, nous avons fait un voyage d’études de trois jours en Savoie et Haute-Savoie. Quelques-uns en garderont le souvenir d’une matinée recueillie « aux Charmettes », d’une promenade nostalgique au lac du Bourget, d’autres d’une ascension vertigineuse à l’Aiguille du Midi et d’une mémorable bataille de boules de neige, d’autres encore le souvenir de l’impressionnante visite du Palais des Nations Unies à Genève. Chacun de nous se souviendra plus particulièrement de tel ou tel beau paysage, de tel ou tel incident. Les souvenirs sont tout frais encore...

N’est-ce pas Patrick ? N’est-ce pas Philippe ? Et toi Monique ?

Vous qui êtes partis...

Que vous dire de nous pour que vous nous connaissiez mieux ? Nous avons une classe personnalisée où nous sommes bien ensemble. Les murs sont à notre image et reflètent notre « joie de vivre »: Textes libres, documents de correspondance scolaire, travaux d’enquêtes et de préparation de conférences, nos travaux réalisés dans les ateliers de travail manuel et de techniques d’illustration se disputent les panneaux d’exposition.

A chaque responsable de veiller à sa tâche et de la renouveler. Nous avons tous un rôle coopératif précis, et dans notre petite société d’adolescents, règne la bonne entente, l’entente d’ouvriers au travail.

Notre journal est l’expression de nos problèmes, de nos joies, de nos réflexions. Nous demandons à tous nos correspondants réguliers de journaux scolaires de nous écrire leurs impressions.

Nous souhaitons que, les adultes y trouvent l’expression libre d’adolescents conscients, enthousiastes, épris d’idéal, qui voudraient affronter la vie avec lucidité et mettre leurs rêves généreux à exécution.

Les élèves de 3e Spéciale.

Les gérants.

Grâce à des conditions de travail très favorables obtenues d’une administration confiante et compréhensive, grâce surtout à cette volonté de mes adolescents de construire ensemble, avec nous, la classe a été un vaste champ d’expériences. Le Journal en reflète l’âme et tout ce qu’intuitivement nous avions découvert les années précédentes s’est précisé, explicité, magnifié.

Ce souci d’intégration dans le monde adulte avec ses heurts, ses dommages, a encore dominé les pages :

A QUI LA FAUTE?

On sonne... c’est la police.

« Votre fils est là ? Nous venons pour l’arrêter: il a volé une voiture avec une bande de copains...

- Lui ? Un si bon petit ! Non ! Ce n’est pas possible... Jamais je n’aurais pu imaginer... »

Paroles désespérées des parents à qui la police vient annoncer un jour que leur fils ou leur fille doit se rendre au commissariat pour y subir un interrogatoire.

A qui la faute ?

C’est ce que nous voulons essayer d’analyser tous ensemble car la société a tendance à accabler l’adolescent fautif et à voir tous les jeunes à son image. Nous ne voulons pas qu’on rejette d’emblée un jeune qui a pu commettre une erreur sans se demander s’il est seul à être responsable. Nous ne voulons pas non plus être tous mis sur le même plan. Comment s’expliquer cette attitude désemparée des parents face aux révélations précédentes ? Pourquoi affirment-ils : « Non. Ce n’est pas possible ?… » Cela laisserait supposer qu’ils connaissent bien mal leur enfant, du moins qu’ils ne connaissent pas le coin secret où, sous une docilité feinte, se trame les révoltes enfantines, se modèle leur vraie personnalité. Dans toutes les têtes d’enfants, dans nos têtes d’adolescents, le meilleur et le pire y sont enfermés. Comment se peut-il que même l’enfant vivant dans un contexte familial normal prenne des habitudes de dissimulation ? C’est peut-être que les parents crient trop souvent et se plaignent sans cesse d’une mauvaise note et d’une mauvaise place... de réflexions, de questions trop nombreuses. L’enfant a besoin de paix, de réconfort. II cédera pour éviter les histoires, il apprendra à dissimuler, à frauder même pour être tranquille. A partir de ce moment-là, il vivra sa vie secrète, vie affective nourrie trop souvent par les magazines « dits pour enfants », les feuilletons « à suivre » de la radio, par le cinéma à la publicité tapageuse et la télévision qui semble croire que seuls les coups de feu amusent les petits...

Pourquoi ne pas vivre ses rêves ? Tout paraît si facile...

Tellement plus que la vie de ce père qui se plaint en avalant son potage de son travail fastidieux, de son salaire insuffisant.

Les jeunes ont besoin de respecter et d’admirer leurs parents. Ce n’est pas parce que vous serez sévère, à bon escient, que votre enfant vous aimera moins. Non, il a besoin de votre exemple, de votre présence lucide et solide.

Élever un enfant, c’est lui offrir une vie familiale sereine, un climat affectif riche pour qu’il s’épanouisse pleinement, mais c’est aussi lui permettre de prendre des responsabilités, c’est l’aider à assumer des libertés de plus en plus grandes.

Aimer un enfant, ce n’est pas en faire un prisonnier: une cage dorée est toujours une cage.

Parce que l’enfant ou l’adolescent surtout, a besoin d’une affection, d’une force, d’une liberté qu’il ne trouve pas chez lui, il tombera sous la main du plus entreprenant de ses camarades. Si ce garçon l’entraîne vers de faux exploits, tant pis ! Aux parents la désagréable surprise.

Annie MOREL

et ses camarades

Y a-t-il un rapprochement possible entre parents et enfants ?

« Jacques est insupportable ! »

« Françoise n’en fait qu’à sa tête et elle n’a que dix-sept ans ! Que ! âge ingrat ! »

Nombreux sont les parents qui se plaignent du caractère indépendant de leurs enfants. Les adolescents de leur côté reprochent à leurs aînés une incompréhension butée. Pourquoi cette opposition ? Les jeunes de quatorze à dix-huit ans prennent conscience de leur personnalité et veulent prouver aux adultes qu’ils sont capables d’agir seuls et de bien agir. Mais malgré ce désir de s’affirmer qui s’exprime dans la recherche de l’indépendance, ils ont besoin d’une oreille attentive à leurs problèmes. Évidemment ils font leurs confidences à leur ami, mais ils aimeraient aussi les faire à leurs parents qui ont plus d’expérience qu’eux et pourraient les aider.

Or, combien d’adolescents parlent librement à leurs parents, c’est-à-dire, abordent tous les sujets, leur disent tout ce qu’ils font, tout ce qu’ils pensent ? Je crois qu’ils sont peu nombreux et je les envie. Les autres ont leurs problèmes qui sont divers. A certains moments, les uns disent tout: c’est trop fort pour eux de ne pas s’extérioriser. Cette période sereine passée, les adultes leur font des réflexions maladroites et qui gâchent toute possibilité nouvelle de communication. Les autres ayant abordé des sujets délicats avec leurs parents ont été déçus. Oui déçus, car les grandes personnes ont réfuté d’emblée le peu d’arguments valables qu’ils avançaient et les ont trop dépréciés. Alors les jeunes se sont repliés sur eux-mêmes et ont évité à l’avenir d’effleurer pareils problèmes. Ces jeunes-là sont malheureux car ils ne peuvent plus faire partager les trésors de ciel bleu qu’ils ont dans le cœur. Et leurs parents ont tort de se lamenter de l’indépendance de leurs enfants puisqu’ils en sont responsables. Inconsciemment peut-être ils ont brisé les liens affectifs qui auraient pu les rapprocher.

Parents, votre présence est nécessaire, nous avons besoin de vous, de votre confiance pour nous épanouir. Nous voudrions devenir des adultes ouverts au monde de demain.

Madeleine BRASSlER et ses camarades.

Mais l’appel de l’aîné triomphe. On se sent mieux déjà dans la peau d’un homme que dans celle de l’enfant et résolument, avec moins de révolte exacerbée, on aborde avec plus de compréhension les faiblesses des hommes, on s’attaque à de grandes questions métaphysiques :

O mort

Penser à toi à quinze ans !
Pourtant si tu venais bientôt m’enlever 
Je veux te regarder en face
II ne faut pas que j’aie peur de toi. 0 Mort !
Tu nous guettes partout
Te voilà au tournant d’une rue
Te voilà patiente dans un lit
Te voilà... Et tous :
Jeunes ou vieux
Pauvres ou riches
Sages ou fous
Religieux ou laïques
Égaux, inconscients, libérés, vaincus
Ils sont ta proie.
Et l’on pleure après toi
Pleurs stériles, visages meurtris, cœurs tourmentés.
O mort !
Tu es stupide :
Laisse ce frêle enfant dans son berceau
Ces deux jeunes gens à leurs illusions
Cette mère à son foyer...
Laisse-moi vivre l’aube claire de mes folles années.
O Mort !
Va à ceux qui t’implorent
Cours vers ces esprits
Qui ne désirent que toi pour l’immortalité.
Mais ne va surtout pas sur les champs de bataille
N’entre surtout pas dans les querelles stupides de l’humanité.
Enlève nous par un beau soir d’été
Sous un ciel plein d’étoiles
La tâche accomplie
L’âme sereine
Le cœur gonflé d’émotions fécondes
Sans pleurs
Sans espoir
Fier d’une journée d’homme libre et heureux.

Annie Morel

La vie

La vie ! Quand j’entends ce mot
Je suis heureuse.
La vie, c’est ma joie d’aujourd’hui mes peines de demain.
La vie m’est offerte
Je la saisis, je la retiens.
Elle dessine sur mon visage un sourire
J’écoute, ma main dans la tienne,
Ivre de bonheur
Le chant éternel du monde.
La vie ! Quand j’entends ce mot
Je suis heureuse.
Dans mes chansons d’adolescente
Dans mes rêves
Dans toutes mes chimères
La vie m’apparaît sereine, source intarissable de joies simples
Qui s’égrènent au fil des heures...
Je ne veux pas voir la tristesse
Et cette solitude stérile des gens désabusés
Je me fais de la vie
Une image trop merveilleuse
Pour ne pas vouloir
Contre tout
En marge des sceptiques, des déçus, des révoltés
Construire mon bonheur.
Que la vie pénètre en mon cœur
Je suis, je veux être heureuse !

Annie PAGES

On voudrait surtout trouver celui ou celle que l’on s’est préparé secrètement dans son cœur. Et le journal, reflet des âmes, parle de flirt et d’amour, mais pudiquement encore sous le titre de « Manège Galant »

Manège galant

Flirter ! C’est par définition avoir des relations sentimentales et pourtant... Est-ce cela aujourd’hui? Je ne crois pas que les sentiments entrent en jeu dans ce «Manège Galant» ; je crois plutôt que c’est une folie d’un soir, un laisser-aller inhérent à la griserie d’une réunion et, si l’on y réfléchit bien, une sottise insignifiante.

Que nous apporte-t-il ? Rien, sinon une réussite, un contentement personnel, une joie superficielle si on la compare à tant d’autres. Sans doute, nous permet-il de découvrir, de mieux connaître garçons ou filles, de nous en faire une idée plus vraie, moins auréolée de perfection, mais c’est si peu cela! Ce qu’il y a de sûr, c’est que des jeunes flirtent, ont flirté, flirteront, et personne ne pourra arrêter ce « manège galant » aussi vieux que le monde et naturel entre un garçon et une fille...

Quand commence-t-on à flirter, et pourquoi surtout ? Je crois que c’est à l’adolescence, à l’âge où l’on a besoin de s’affirmer par n’importe quel moyen, et celui-là en est un parmi tant d’autres, tout comme la cigarette.

Quelquefois c’est un besoin de communion, une solitude qui pèse et qu’on ne peut assumer, une recherche d’idéal bien vite détruit... Alors, pour ces déçus, à la sensibilité atteinte, la vie offrira un obstacle de plus à franchir. Leur déception les fera réfléchir; leur montrera la valeur des véritables sentiments, mais détruira peut-être aussi pour toujours ce qu’ils ont de pur, d’idéal en eux s’ils n’ont pas d’aide affectueuse et efficace, soit de leurs amis, soit de leurs parents, ce qui me semble préférable, mais trop peu fréquent, hélas !

Je ne pense pas que le flirt soit à condamner pour les adolescents qui ont besoin de s’affirmer mais j’admire personnellement ceux qui ne s’amusent pas à ce « manège galant ».

Annie

Le point de vue de quelques camarades...

Cet avis est partagé par plusieurs qui voient dans le flirt un moyen de se valoriser auprès des camarades, une source de petites satisfactions d’amour-propre, une euphorie passagère.

D’autres le condamnent:

Alain pense que faire du flirt une distraction habituelle tend à amener l’adolescent à s’affranchir de tout scrupule.

Christian donne ses raisons:

Je crois que le flirt ne peut nous apporter que peu de choses vraiment profondes et enrichissantes; c’est une sorte de satisfaction, de gloriole comme le dit Annie et je pense à la jeune fille qui sort avec un garçon pour monter dans sa voiture de sport...

C’est encore une fois un moyen d’affirmation comme Annie le dit aussi; on se pense grandi par cet état, mais le flirt est surtout un plaisir malsain, une sorte d’étourdissement, de griserie. On flirte parfois parce qu’on a besoin de compréhension, de tendresse, d’affection, mais nous approchons déjà de l’amour; le flirt, lui, ne peut rien nous apporter de tout cela! Lorsqu’il devient vraiment un plaisir, une habitude, il est une chose très basse; c’est en somme retourner à l’état d’animal, retourner aux instincts primaires.

Je crois cependant fermement qu’après les premiers « enchantements », le flirt peut ensuite quelquefois se transformer en rapports amicaux très enrichissants, le garçon et la fille se complétant par leurs dons naturels, leurs opinions, leurs caractères. On vit là une expérience nouvelle très positive, on apprend à se mieux connaître, à coexister, ce qui pourra servir plus tard dans la vie à deux.

Michèle apporte le point de vue des 18 ans:

Je ne suis pas de l’avis d’Annie quand elle qualifie le flirt de sottise insignifiante. Pour moi, flirter, c’est rechercher mon idéal masculin et non pas une satisfaction personnelle. Bien sûr, au début de l’adolescence, c’est un moyen de s’affirmer, mais je crois qu’à dix-huit ans, c’est autre chose. Oui, on peut flirter pour s’amuser, mais il peut arriver aussi qu’on rencontre un garçon à qui l’on s’attache, et dont la compréhension sera réciproque. Alors, à ce moment, le flirt est quelque chose de plus profond, de plus durable. II peut même être le début d’une vie nouvelle où l’on a près de soi une présence réconfortante et protectrice.

Didier conclut le débat :

Je n’ose me faire une opinion sur l’amour par ce que l’on en dit de nos jours car je serais très déçu. J’espère que l’amour tel que je le vois n’est pas une chimère, un mythe et que je pourri l’éprouver, ne serait-ce que peu de temps. Pourquoi peu de temps ? Parce que c’est un sentiment trop profond, trop merveilleux, qui ne pourrait être ressenti quotidiennement, avec la même joie. J’éprouve une terreur secrète vis-à-vis de l’amour: j’ai peur qu’il ne soit pas aussi parfait que je me le suis créé une fois pour toutes. L’amour me préoccupe tellement et me paraît si inaccessible que je suis presque « amoureux de l’amour ». Voilà comment je concevrais cette passion : Ce serait brusque et violent. Tout d’un coup ma vie changerait et je serais incapable de vivre comme avant. Je ne penserais qu’à cet amour, mais sans être malheureux lorsque je serais loin de la personne aimée; au contraire, j’éprouverais une joie inqualifiable car enfin j’aurais trouvé ce que je cherchais depuis toujours.

Mais cela existe-t-il ?

Puis-je même y penser ?

Restent toujours bien sûr ces textes jaillis avec une telle densité, une telle perfection qu’ils s’imposent d’emblée, qu’ils font silence dans la classe :

LA FOULE

II m’arrive fréquemment de me promener seul, parmi la foule du samedi soir, une foule de flâneurs qui errent comme moi, sans but, léchant les vitrines, calmement, la conscience tranquille.

Ils n’ont jamais rien fait en dehors des lois sociales, jamais rien fait en dehors de la morale établie, cette morale qui les étouffe, qui les tue.

Retranchés derrière leur dignité d’homme, ils vous ignorent. Aucune lueur dans leurs visages, dans leurs yeux, dans leurs voix, aucun signe, aucune complicité.

On se sent seul, très seul parmi eux; on a l’impression de vivre sur une autre planète, à un autre rythme, d’être coupé de leur monde.

C’est cette indifférence aux problèmes d’autrui que vous voyez sur leur visage et qui vous révolte. Ils sont satisfaits, résignés. Ils ont comme décidé une fois pour toutes en eux-mêmes d’ignorer le reste de l’humanité.

On vit dans la foule comme dans un rêve, ou plutôt comme dans un cauchemar.

On a l’impression de marcher sur des sables mouvants, prêt à être englouti à tout instant par la folie collective, par la résignation collective, et où il faut lutter pour résister.

Je m’imagine cette foule comme un immense piétinement, comme un troupeau que l’on est obligé de suivre dans son ignorance, et qui vous passe sur le corps si vous tentez de vous arrêter.

La foule a toujours raison puisqu’elle représente l’ensemble.

Malheur à celui qui essaiera de s’y soustraire, qui essaiera d’enfreindre ses règles, ses lois établies.

Malheur à celui qui par excès de personnalité, par excès de lucidité, essaiera d’émouvoir cette foule, de crier ce qu’il a compris.

La foule est bornée, aveugle. Elle ne l’écoutera pas, elle désapprouve tout changement, toute innovation. Elle préfère sa vie tranquille, sans histoire.

Elle ne veut pas voir, pas entendre. Elle n’admet pas celui qui la dépasse, elle ne le comprend pas, elle fera tout pour l’anéantir, pour lui nuire.

Lorsque je suis dans cette foule, il m’est très difficile d’être moi-même. J’ai beaucoup de mal à suivre mon chemin, à ne pas être entraîné par cette marche au suicide vers la dépersonnalisation.

Je déteste cette foule, cette foule bruyante, seulement bruyante.

J’aime l’homme dans son intimité, en particulier; là, il est intéressant.

Seul dans la foule, il est perdu, perdu pour les autres, corrompu par les autres. S’il restait davantage face à lui-même, il serait plus lucide, plus honnête avec les autres, plus honnête avec lui-même. Les seuls mouvements de foule féconds sont ceux pour la liberté de l’homme.

Les seules marches valables sont les marches vers les hommes.

Christian PLACE

Et la joie des autres est le texte magnifié par une illustration sobre, un lino symbolique. Je n’ai pas évoqué explicitement l’évolution parallèle dans l’effort d’illustration mais elle fut réelle. Linos, gravures sur bois, dessins de plusieurs teintes sur stencils, ont valorisé les textes. Je puis affirmer aujourd’hui que mes garçons et mes filles y ont mis le meilleur de leurs forces vives. Et ce n’est pas sans fierté qu’ils rédigèrent ensemble la dernière page de ce journal qui avait été pendant trois ans un lien puissant entre nous d’abord, entre eux et le monde extérieur.

Voilà cette page :

Pendant trois ans, nous avons été heureux de communiquer avec les autres par nos textes, nos réflexions qui ont gagné en maturité au cours de chaque année.

Nous avons appris avec plaisir que d’autres adolescents travaillaient dans la même ambiance de coopération et dans le même esprit libérateur que nous.

Nous sommes tous très fiers de notre journal, et espérons que ceux qui le continueront trouveront avec ce dernier, un moyen de communication avec d’autres jeunes et d’autres adultes.

Nous vous confions notre journal en souhaitant qu’il vous apporte la Joie et la Fierté qu’il nous a données.

Nous tous

Je souhaite que ces adolescents qui l’ont écrite et avec qui j’ai vécu trois belles années, gardent dans leur vie ce souci de vérité profonde, de liberté et de responsabilité. Quant à notre journal, il sera, sans idées préconçues, ce que le feront l’an prochain d’autres adolescents de 3° que je ne connais pas.

Le chemin à parcourir risque d’être montueux et malaisé; tout est à recommencer, tout est toujours à recommencer.

J. LEMERY

 

L’enseignement du français

L’expression libre au second degré

par J. Lèmery

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Que faire en français ?

Qu’est-ce que je peux faire dans ma classe en Français ?

Comment démarrer le Texte libre ? Où le loger dans l’emploi du temps officiel ?

Que faire des textes non élus ? Comment stimuler les élèves qui n’écrivent pas ?

Les questions fusent des quatre coins de France, témoignant chez tous d’une prise de conscience de la nécessité de moderniser leur pédagogie et, en même temps, de légitimes préoccupations matérielles.

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Tout d’abord créer le climat

Mais comment parler d’expression libre dans nos classes froides et impersonnelles du second degré, nos classes de villes surtout, ouvrant leurs fenêtres sur le bruit, la grisaille des toits, des murs et des fumées ?...

Elles resteront stériles si vous ne commencez pas par en faire un nid pour adolescents. Que les premiers balbutiements d’expression libre réchauffent les murs; que les plantes, les fleurs osent réapparaître... et les petits riens sans valeur que chacun apporte de chez lui comme un trésor !

Alors la classe, avec son cachet personnel, son climat chaud, invite à plus de naturel ; plus de confiance. Elle est habitée, elle a une âme. Ces pots fraîchement décorés sont de Monique, de Mireille et de Christiane; ces petits volants fleuris aux étagères et aux fenêtres sont de Michèle, de Joëlle et d’Annie ; et cette belle peinture est de Jean-Paul.

Chacun a déjà révélé un peu de lui-même et de là au texte libre, il n’y a qu’un pas.

Pourquoi ne pas chercher, naturellement, à connaître ce que font Claude, Patrick ou Berthe hors de la classe, ce qu’ils aiment, ce qu’ils pensent, à quoi ils rêvent...

Et la vie est déjà là naturellement

Les adolescents sentent le besoin nouveau de s’exprimer et le maître doit entretenir la chaude flamme qui vient de naître en ce début d’année et la protéger. Tâche exaltante et facile s’il se replonge avec humilité dans les profondeurs de son enfance et s’il sait garder l’esprit ouvert et disponible.

Le ou les premiers textes éclos, il faut les accueillir comme des promesses de vie nouvelle et leur réserver la place de choix. Matériellement, on la leur donne en les intégrant à l’emploi du temps officiel. Les Instructions du 1er octobre 1957 sur l’enseignement de la rédaction, permettent aux maîtres de l’École Moderne de ne pas se sentir mal à l’aise :

« Que, le maître impose son corrigé à l’enfant, c’est un acte d’autorité, et non un acte positif de pédagogie, car, en matière d’art (création et expression), l’élève ne progressera que si le maître a su épouser l’élan de sa pensée et de sa sensibilité. Or, trop souvent, ce n’est pas seulement le plan qui est imposé, mais aussi la façon de penser et de sentir. On dirait que certains maîtres ont peur de s’évader du conformisme, de telle sorte, a-t-on remarqué parfois, que les élèves qui font effort pour présenter des impressions personnelles ne sont pas payés de leur peine. Si je ne m’oppose pas à la pratique des « Textes libres » c’est que l’enfant a - enfin - une occasion de penser et de s’exprimer librement ».

Nous en ferons un « être social » comme le préconisent les Instructions officielles en faisant contrôler son expression par la classe qui représente la Société au fur et à mesure de l’exploitation du texte choisi.

D’ailleurs, la solution suggérée par un Inspecteur Général ressemble à la mise au point collective de nos textes libres :

« Que la maîtresse copie au tableau le devoir d’une fillette et que toute la classe travaille, sous la présidence de la maîtresse, à mettre au point le dit devoir, dont on respectera la matière et les intentions ; le corrigé ainsi obtenu ne sera pas fait de poncifs ou d’impressions disparates; il traduira, aussi précisément que possible, la façon de penser ou de sentir d’un élève, et, en même temps tous les enfants seront initiés à une excellente technique qui leur permettra de voir plus clair en eux-mêmes (mais aussi de voir plus clair chez les autres), et de savoir exprimer l’objet de leur découverte ».

Puissent ces extraits apaiser, s’il en est besoin, les consciences inquiètes.

Mais quand nous avons senti le moment privilégié qu’offre ce dialogue émouvant avec l’adolescent, nous savons que nous sommes, contre tout, forts et riches.

Organisation du travail

Comment, matériellement, s’organiser avec ces heures trop courtes et rigides qui nous sont imposées ?

- d’abord, essayer d’obtenir au moins deux heures consécutives, afin de ne pas avoir la hantise sclérosante de la montre, surtout à partir de la classe de 4e ;

- Ensuite s’organiser.

Voici par exemple comment je procède:

1° - Les élèves me remettent à n’importe quelle heure où je suis avec eux, leurs textes libres.

2°. - Je les lis le plus rapidement possible. Je les leur remets avec quelques suggestions d’enrichissement, quelques conseils de style après avoir souligné les fautes. J’essaie de leur en parler quelques minutes individuellement. Ils y apportent, après cette première aide, les modifications d’orthographe et les phrases d’enrichissement.

3°. - Ils les affichent. Nous avons un grand panneau aménagé pour les recevoir.

Chacun essaie de les lire dans la semaine. Je précise que tout document affiché peut être emporté à 16 h 30 pour être lu à condition qu’il soit replacé le lendemain à 8 h 30. On pourrait charger une équipe responsable chaque semaine de la lecture des textes.

4° - Le mercredi, heure d’exploitation, 2 ou 3 de ces textes libres affichés ont retenu l’attention des enfants. On les lit. Celui qui obtient le plus de voix est choisi et nous l’exploitons.

Mise au point et exploitation du texte libre

Il n’existe pas, a priori, une méthode d’exploitation du texte libre. Celle-ci est fonction de l’âge des élèves, de la composition de la classe, du degré de modernisation atteint au point de vue technique. A ce sujet, on relira avec profit la BEM n°3 : le TEXTE LIBRE de C. Freinet. (1) En dehors de l’exploitation grammaticale proprement dite, le texte libre permet de nombreuses aventures sur la Géographie, l’Histoire, l’Instruction civique et aussi la littérature par la recherche de textes d’auteurs (2). Au second degré, l’expression libre débouche souvent sur les grands problèmes qui agitent notre époque.

Voilà le texte apporté par Robert, le mardi 24 septembre : Que faut-il en penser ?

« On peut lire n’importe quel journal, écouter n’importe quel bulletin d’information, il est rare qu’un journaliste ne soulève le problème de la discrimination raciale aux États- Unis.

Quel que soit l’avis politique d’un homme, a-t-il le droit de faire une distinction entre lui et son voisin, si la peau de celui-ci est de couleur noire ? Lorsque sur l’écran se déroulent des scènes déchirantes de manifestations contre le racisme, peut-on rester indifférent ? Des êtres humains qui se bousculent, qui se battent, qui se tuent même; le fanatisme de certains les pousse à détruire des lieux qu’ils considéraient avant comme sacrés. C’est plus immoral qu’une guerre car il n’y a aucune raison qui justifie ces désastres, il ne peut y avoir de raison, du moins je n’en vois pas.

Je suis sûr que beaucoup de noirs voudraient mourir plutôt que de vivre comme des esclaves ; pourtant dans un effort collectif, ils luttent contre la folie des opposants. C’est un très bel exemple que nous donnent « ces Américains » tous unis dans leur malheur. Je ne suis jamais allé en Amérique, heureusement, car je serais au comble de mon indignation. Les documentaires que j’ai vus m’ont pourtant donné une idée de l’état des choses : les noirs habitent dans des « bidonvilles » où ils sont entassés. Ces « bidonvilles » sont formés de masures où ne règne aucune hygiène. La nourriture de ces pauvres gens est très minime; souvent ils crèvent de faim. II y a bien sûr des exceptions, des noirs qui ont une situation et qui arrivent à la conserver.

La sagesse de ces malheureux durera-t-elle longtemps ? Pourront-ils supporter cet esclavage ? On se le demande. Si, comme le disait très justement un grand journaliste, une révolution éclatait, « cela ferait le plus grand carnage de tous les temps ». Pourquoi ?

J’ai choisi volontairement, le premier texte exploité dans une classe de 3e d’un CEG urbain. Il est à classer parmi ceux que Paulette Ména appelle « les sujets délicats » (1)

Pourquoi ai-je fait face ?

Cette classe travaillait pour la première fois dans cet esprit. Ce texte, apporté par Robert le 24 septembre, était le seul. Pouvais-je décevoir ce premier élan ? Motivé par les événements qui se déroulaient en Alabama et en Union Sud-Africaine, il me prouvait l’intérêt que portent les adolescents aux grandes questions sociales dont les adultes discutent autour d’eux souvent tendancieusement.

Et puis, allais-je laisser préparer et présenter aux volontaires des conférences d’Instruction civique sur la « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen » et la « Déclaration Universelle des Droits de l’Homme » en évitant des faits qui prouvent combien nous sommes loin encore de « l’idéal commun » que nous devons enseigner à nos enfants ? Non, je me serais sentie lâche !

Peut-être y a-t-il des mots maladroits, imprécis, le problème est vu par des adolescents très jeunes, aidés par une maîtresse qui a pour elle la sensibilité mais, aussi, l’inexpérience de la jeunesse.

Cet extrait de la BEM n°24 d’Elise Freinet : « QUELLE EST LA PART DU MAÎTRE QUELLE EST LA PART DE L’ENFANT » nous aidera à faire face aux « sujets délicats ».

« Nous ne sommes pas de ceux qui jouent à cache-cache avec la réalité. Bonne ou mauvaise, nous la prenons telle qu’elle est, et, dans ses complications ou ses duretés comme dans sa joie et ses facilités, nous essayons de guider l’enfant. Nous n’avons pas de raison de cacher les aspects désobligeants de cette réalité au profit d’autres aspects plus séduisants. Nous n’avons pas de raison non plus d’empêcher l’enfant de parler ou de raisonner sur le côté pénible de la vie pour le cantonner dans le domaine de la facilité et du rêve. Ce serait nuire à la vérité des choses que de n’en exalter que les passages favorables. Si nous ne devions retenir que les événements plaisants ou poétiques de la vie de l’enfant, la plus grande partie des fils du prolétariat serait vouée au silence.

L’enfant a te droit et le devoir de dire sa vérité, même s’il verse des larmes en la disant».

(1) Bibliothèque de l’École Moderne CEL, BP 282 Cannes (A.-M.)

(2) Voir les n°8 de la Collection Supplément B.T.

(3) Voir L’Éducateur n°19 du 1er juillet 1963.

La mise au point

1° - Recherches au dictionnaire des mots : race, ethnologie, discrimination, ségrégation.

A quel sujet ont-il entendu prononcer ce dernier mot ? Beaucoup connaissent le Journal d’Anne Frank et parlent des persécutions des juifs.

2° - Robert précise au fur et à mesure les documents qu’il a vus, interrogé par ses camarades il tient à garder la tonalité de ses sentiments. Mais il se rend compte que ce problème est universel et que, même chez nous de nobles peuples sont considérés de race inférieure.

Nous lui demandons d’exprimer simplement ce qu’il souhaite au plus profond de lui-même sans répéter les phrases toujours un peu mélodramatiques du journaliste.

3°. - Tous ses camarades, très sobrement, répondent à sa question et expriment par écrit ce qu’ils pensent du problème. Quelques-unes de ces réponses figureront dans le journal scolaire.

L’exploitation

Elle revêtira diverses formes.

1° - complément d’information

A la fin de la mise au point chaque élève est invité à recueillir, au cours de la semaine, extraits de presse, photos, reportages, à prendre des notes au cours des informations de la radio ou de la télévision.

2°. - élargissement littéraire

Pendant la demi-heure de lecture dirigée qui suit et complète l’heure et demie réservée au texte libre, nous relisons et notons:

- l’article premier de la « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen »

- la proclamation et l’article premier de la « Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ».

Nous lisons des extraits de La Case de l’Oncle Tom de Madame Beecher-Stowe qui figure à notre bibliothèque. Quelques phrases fécondes sont notées sur le classeur.

(La télévision nous fera plus tard l’heureuse surprise de faire le montage de cette oeuvre pour le théâtre des jeunes ! ... et après naîtront des commentaires).

- le soir même à l’heure d’Instruction Civique, qui devient lecture suivie nous lisons de larges extraits de Pleure, ô pays bien aimé, d’Alan Paton, qui touchent profondément les adolescents.

- les semaines suivantes élargiront encore notre champ de réflexion puisque nous aborderons :

en lecture expliquée : Montesquieu, L’ESPRIT DES LOIS XV, 5 « De l’esclavage des nègres » (les élèves recherchent à cette occasion des précisions historiques sur l’abolition de l’esclavage, Abraham Lincoln, la guerre de Sécession).

en lecture suivie, de larges extraits du journal d’Anne Frank qu’ils sentent tellement près d’eux.

- J’utilise encore en novembre, les documents parus sur les persécutions antisémites dans l’École Libératrice ;

- extraits de La force de l’âge, de Simone de Beauvoir et le message de l’Union nationale des Déportés Internés et Familles des disparus dans L’Univers concentrationnaire.

- Entre temps, grâce à un crédit apprécié, notre bibliothèque s’est enrichie de Black Boy, Un enfant du pays, Les enfants de Tom, de Richard Wright. Les élèves prévoiront leur lecture dans les lectures personnelles des « plans de travail ».

3. - En Instruction Civique

Trois conférences seront présentées ensuite par des équipes de travail avec les documents de l’Unesco.

- la Déclaration des Droits de l’Enfant ;

- la Déclaration des Droits de l’Homme ;

- la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

4. - Nos correspondants marocains du lycée Moulay Ismaïl à Meknès nous donneront leurs réactions dans un prochain envoi.

5. - En dessin les élèves recherchent l’illustration des deux pages. Nous gardons toujours le plus possible les images d’espoir, d’amitié. Ils perforent les stencils qu’ils tireront en séance de travail manuel. Chaque texte libre ouvre un chantier magnifique. « Si vous voulez entretenir la flamme et 1a mobiliser pour des fins éducatives, comme le dit Freinet dans la BEM n°3 « Le texte libre », motivez-la au départ par le journal Scolaire et la Correspondance ».

Le texte libre, technique libératrice, fera aussi de vous l’instituteur de 1963, parce que les adolescents vous plongeront dans leurs problèmes d’adolescents de 15 ou 16 ans, vivant dans un contexte social qui leur permet de s’épanouir, et vous aurez leur chant d’allégresse, qui les étouffe, les préoccupe, et leurs textes vous impressionneront par leur sérieux.

Dans les deux cas, ils auront besoin de vous et votre aide, compréhensive et enthousiaste, les aidera à sans cesse se dépasser.

Voici le texte de Robert après sa mise au point collective et quelques-unes des réponses de ses camarades:

QUE FAUT-IL EN PENSER ?

« On peut lire n’importe quel journal, écouter n’importe quel bulletin d’information, i1 est rare qu’on ne fasse allusion au problème de la discrimination raciale aux États-Unis. Dans les états du sud la ségrégation fait hélas, journellement, naître de nouveaux drames et mourir des innocents. Ce problème humain, je me le pose: quelles que soient les opinions politiques d’un homme, a-t-il le droit de faire une distinction de valeur morale entre lui et son voisin st la peau de celui-ci est noire ? Sous cet aspect physique différent, l’esprit de ces deux êtres n’est-il pas le même ? Lorsque sur l’écran se déroulent des scènes déchirantes de manifestations contre 1e racisme, puis-je rester indifférent ? Des êtres humains se bousculent, se battent, se tuent même ! Le fanatisme de certains les pousse à détruire des lieux qu’ils considéraient comme sacrés, telle cette église minée de Birmingham où trois fillettes irresponsables ont trouvé la mort. Cette guerre civile me paraît plus odieuse qu’une guerre entre nations, car ces gens qui s’entre-tuent ont le même pays natal et leurs conflits naissent d’une inégalité sociale. J’admire l’élan de solidarité avec lequel ils luttent contre la folie des opposants pour acquérir liberté et égalité. Si j’étais témoin de ces heures tragiques de haine et de violence, je serais profondément malheureux. J’ai vu des noirs entassés dans des bidonvilles, dans des masures insalubres où ne règnent aucune hygiène, n’ayant qu’une maigre nourriture ou mourant souvent de faim. Je sais bien que je n’ai vu qu’un aspect de l’état des choses, qu’il y a des noirs qui ont une situation sociale aisée et qui arrivent à la conserver, mais ce que j’ai vu m’a bouleversé.

Je souhaite de toute mon âme que ce problème se résolve vite car il me préoccupe beaucoup.

ROBERT MARTIN

et ses camarades de 3e B

Ce qu’en pensent :

Marie-Hélène Rouger,

Jean-Jacques Couvaud,

Claude Ayala,

ses camarades de 3e B.

« Ce qui se passe actuellement en Amérique est un problème mondial. Tous les pays souffrent de racisme plus ou moins profondément. Mais en Amérique cela atteint au paroxysme.

La pensée d’une inégalité possible entre blancs et noirs n’aurait jamais dû effleurer personne dans le monde.

Nous sommes au XXe siècle et des gens instruits, civilisés, intelligents même ne peuvent élever leurs sentiments au-dessus de ce problème de couleur qui n’aurait jamais dû se poser. Cela est impensable !

C’est horrible que des parents impliquent à leurs enfants la haine raciale. Lorsque je vois que des innocents sont bien souvent des victimes je suis très malheureuse de mon impuissance ».

MARIE-HELENE

« Je trouve que cette guerre est vraiment intolérable et que le monde ne devrait pas accepter cela. Quand je vois à la télévision, dans une rencontre d’athlétisme, une équipe composée de neuf noirs pour un blanc et que le soir au journal télévisé je vois dix blancs bousculer, cracher, frapper un noir qui ne peut se défendre, que dois-je éprouver, sinon un sentiment de dégoût, de haine et de pitié pour les pauvres hommes qui l’accomplissent ! »

JEAN-JACQUES

« ... J’espère que bientôt les noirs obtiendront la liberté d’aller et de faire ce qu’il voudront, qu’ils seront considérés à l’égal des blancs. Mon espoir se fonde sur le fait que lors de la marche des deux cent mille noirs sur Washington, de nombreux blancs comprenant toute la dignité et la justesse de cette manifestation, se sont joints à eux démontrant ainsi que nous pouvons et que nous devons avoir confiance en l’homme »

.

CLAUDE

Édith Goyon a connu une fillette noire qui était son amie; Annie Morel aussi : elle nous raconte simplement la naissance et la valeur de cette amitié.

« Dans le village de mes grands-parents habite une respectable famille de noirs. Lorsque j’y suis allée passer mes vacances, j’ai eu le plaisir de faire leur connaissance. La mère est femme de ménage, le père travaille chez un ébéniste, leur fille Zora a un frère dont je ne me souviens plus le nom.

Cette honnête famille qui ne demande rien à personne et reste tranquillement chez elle a pourtant beaucoup d’ennuis. Pourquoi ? Tout simplement parce que ce sont des noirs, et que les noirs, aux yeux de certains, sont d’une catégorie bien inférieure à la nôtre.

Zora, comme moi âgée de quatorze ans, ne pouvait pas jouer avec les filles du village sans être l’objet de ridicules réflexions.

Très bien élevée pourtant et gentille, elle ne savait que faire pour nous faire plaisir. Ses qualités m’avaient si bien conquise que je m’étais liée d’amitié avec elle. Et lorsque nous bavardions toutes deux, je sentais nettement qu’elle souffrait de sa différence de race.

Pour son frère, c’était tout aussi difficile de se faire des camarades. Les garçons, beaucoup plus railleurs que les filles, ne le laissaient jamais en paix et en firent leur souffre-douleur. Dans les jeux il était toujours exclu.

« Il n’y a pas de place pour les nègres, disaient-ils sur un ton ironique, plus inconscient que méchant. Même quand il s’amusait sagement avec un jeune garçon, ce dernier l’abandonnait vite, craignant d’être maltraité par les autres; si bien qu’il se retrouvait toujours tout seul et prit vite un complexe d’infériorité. Zora et moi étions obligées de l’accompagner lorsqu’il avait quelque chose à faire à l’extérieur car il n’osait plus sortir. Les parents souffraient de sentir leurs enfants mis à l’écart de tous et ne savaient que faire pour y remédier.

Peu à peu leur vie s’améliore mais les habitants du village conservent toujours le prétexte que ce sont des noirs pour leur refuser quelque chose.

Pour une simple différence de race, il existe des haines dans le monde entre les hommes. Cela nous paraît absurde et pour tant c’est ainsi. Moi-même, avant de connaître Zora j’arrivais quelquefois à me moquer des gens noirs lorsque j’en voyais. Maintenant c’est fini ! Je me suis aperçue qu’ils étaient comme nous, certains mieux même, car généralement ils font preuve d’une extrême politesse et Zora me l’a prouvé.

Ce n’est pas parce que jadis ils étaient esclaves qu’aujourd’hui ils doivent être traités en inférieurs. Ils doivent avoir autant de droits que nous car ils nous valent. Et pour réparer le mal qu’on leur a fait nous devrions les favoriser».

ANNIE MOREL Classe de 3e A

Pour conclure cet aperçu sur les possibilités offertes par l’expression libre nous donnerons la parole à G. Fabre :

J’ai des choses à écrire...

« Certains jours - ce sont des jours importants - il m’arrive de lire sur les copies de mes grandes: «texte libre très personnel». Je sais alors qu’il s’agit d’un texte qui m’est adressé, qui ne doit jamais être l’objet d’une correction collective et qui le plus souvent, réclame une vraie réponse, comme une lettre.

Certains jours - ce sont de bons jours - il m’arrive en classe, de voir s’illuminer un ou plusieurs visages et d’entendre, questions et remarques :

- Je voudrais décrire telle excursion, évoquer telle période de vacances ; ou mieux :

- j’ai des choses à écrire...

Et les textes libres qui suivent prennent place parfois parmi les mieux pensés; ils sont quelquefois un départ, un essor, l’annonce de progrès soudains.

Et il y a des jours exceptionnels. Hier, Nicole est arrivée au début de l’heure en disant :

- J’ai écrit ce poème.

Quelle lumière dans ses yeux ! On sentait qu’elle avait fait la découverte d’une joie profonde. Quelle que soit la valeur de son texte, le travail était précieux.

Nicole est habituellement très étourdie, elle laisse souvent des négligences, mais, cette fois, en dehors de la correction de deux fautes d’orthographe, nous n’avons rien changé dans son poème. Il me semble que tout a été pensé, alors nous avons tout respecté.

Voici le poème. Nous l’avons aimé ».

PAYSAGE DE CHEZ MOI

Dans le ciel frais et gris
je vois des oiseaux sombres tourner en rond.
Je vois des oiseaux sombres dans le vent qui mord.
Dans le ciel frais et gris
se profilent les vieux cèdres, cheveux de sorcières,
et l’argent des saules mélancoliques,
le vert triste et roux des chênes.
La ferme rouge se replie
sous le vent qui rit.
Les plumets de l’acacia, le candélabre
de l’érable,
le triste catalpa
tremblent sous le vent qui mord.
Mais le ciel gris ne bouge pas.
Je vois le sang du cerisier
tacher l’herbe humide.
Je vois l’acide du gel réduire les capucines.
Le vent qui rit violemment déchire
la fumée grise du ciel.
O miracle !
L’acacia pétille,
le cèdre est doux
l’érable illumine !
Le gel pleure et s’évapore...
Les verts, les roux et les jaunes fondent au soleil.
Tout luit et respire,
tout semble reprendre vie jusqu’à ce que cesse, dorée, l’hémorragie
du ciel incertain...
Mais pour l’instant, rien ne pense à la mort pourtant si proche,
et tout espère, tout croit en la vie sous le flot d’or qui luit.

NICOLE

J. Lèmery

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TOUT SUR LE TEXTE LIBRE

dans la BEM n°3 de C. Freinet dans la BEM n°24 d’Elise Freinet

Quelle est la part du maître ?

Quelle est la part de l’enfant ?

La correspondance

interscolaire

Le journal scolaire

par R. Poitrenaud

Premiers éléments de notre enquête

Nous recevons toujours avec beaucoup de plaisir les journaux scolaires provenant d’établissements du Second degré. La majorité d’entre eux utilisent le limographe ou un duplicateur plus perfectionné, mais de même principe.

Le principal écueil, que beaucoup n’ont pas évité, c’est la monotonie. Comment est-il possible de la rompre ? Tout d’abord il faut aérer. Rien n’est plus indigeste qu’une pleine page de texte 21 x 27 espacée à simple interligne. Il faut que l’équipe chargée de tirer un texte ou une page fasse une préparation minutieuse du travail.

- séparation des différents paragraphes avec large espacement entre eux ;

- prévision de l’emplacement pour les illustrations, dans le corps du texte lui-même (voir exemples ;

- préparation du titre qui gagne à être dessiné à la main, bien différent pour chaque texte et si possible décoré ;

- choix de la couleur: toute la page peut être tirée en rouge, bleu, etc... ou mieux, textes et dessins (et même titre) peuvent être de couleurs différentes; vous avez pour cela deux solutions: ou bien utiliser deux stencils et prévoir un repérage précis, ou bien avec le même stencil utiliser des caches ;

- préparation de la couverture: ceci est très important. Utilisez du papier de couleur et autant que possible changez à chaque fois l’illustration. Chaque numéro aura ainsi sa personnalité.

Si vous butez sur un problème technique, n’hésitez pas à nous écrire; nous ferons le maximum pour vous aider à réaliser de beaux journaux dont nous pourrons tous être fiers.

 

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