Article  de Fernande Seclet-Riou   du  19 0ct. 1966  dans   L’HUMANITÉ

            FREINET et l’École Moderne. Fut-il un pédagogue de progrès ?

La disparition de Freinet sera vivement ressentie dans une certaine fraction des instituteurs dont il avait fait ses adeptes. C’était un personnage pittoresque, original, typique d’une certaine époque qui n’était plus “la Belle Époque” sans être encore le plein XXème siècle.

Né en 1896, il avait été marqué, comme la plupart des hommes et des femmes de sa génération, par la tragédie de la guerre 14-18 qui le priva d’une adolescence épanouie et d’une jeunesse heureuse. Ces événements contribuèrent à faire de lui un opposant à l’organisation sociale, un révolté anarchisant plus qu’un révolutionnaire. Prêt à refuser toute limitation et contrainte sociale, beaucoup des actions et des péripéties de sa vie ont dans ces faits leur origine et leur explication. D’autres diront sûrement d’une manière détaillée ce que fut son activité pédagogique. Les officiels aussi lui consacreront quelques discours et quelques articles. Il n’est pas certain que ce non-conformiste, ennemi affiché de la tradition et de l’académisme, les eût refusés, car il donna souvent l’impression que son opposition à l’ordre établi relevait du dépit amoureux plus que d’une critique objective rationnelle, des hommes et des institutions.

Cette exaltation sentimentale, cette certitude de son propre génie firent à la fois sa force et sa faiblesse : sa force, par son dynamisme, sa capacité d’entraînement ; sa faiblesse parce que ses novations, limitées à des techniques, trouvèrent très vite leur terme et cessèrent de progresser en un monde où l’avenir est à la science.

Freinet n’aimait pas la science et faisait preuve souvent d’un anti-intellectualisme déconcertant. La recherche scientifique méthodique appuyée sur les acquisitions des sciences humaines n’était pas son fait. Ses préférences vont à “l’expérience tâtonnée”, qui le maintient dans les limites d’un empirisme technique. Ce fut dommage pour lui et pour ceux qu’il orienta plus vers un practicisme limité que vers le développement de leur pensée en direction de la recherche et de la science pédagogique.

Au terme d’une vie, on est amené à se demander de quelle utilité elle fut, ce qu’elle laisse de valable. Il ne nous appartient pas de faire ici le bilan. Cependant, quelques remarques s’imposent.

Freinet fut un travailleur, un lutteur, peut-être même un novateur. Il répandit dans l’enseignement primaire des pratiques pédagogiques sinon toutes neuves, du moins inhabituelles chez nous. Cherche-t-il ou non un succès de scandale ? Toujours est-il qu’au début de sa carrière c’est par le scandale qu’il attira sur lui l’attention de bons et généreux démocrates, comme Paul Langevin, Henri Wallon, qui le défendirent contre l’arbitraire de l’Administration. Il fut soutenu alors et aidé par les organisations démocratiques et le syndicat.

Il eut l’intelligence, parce qu’il fut essentiellement un praticien, de s’attacher à donner aux instituteurs des moyens matériels pour faciliter leur travail. Les brochures de la Bibliothèque de Travail, oeuvre coopérative, somme des efforts de nombreux instituteurs, jouèrent un rôle non négligeable dans le progrès technique de l’enseignement primaire. Mais on a parfois l’impression que Freinet a utilisé certains de ses prédécesseurs sans daigner les nommer : Dewey par exemple, l’a très directement inspiré, et aussi l’obscure métaphysique de l’homme au grand coeur que fut Adolphe Ferrière. Le mot “vie” semble doué d’une puissance magique : “à même la vie” est l’explication et la justification suprême.

Le “Cas Freinet” est et demeure posé. Son intelligence semble-t-il, accédait malaisément aux idées générales pour lesquelles il affichait un certain mépris. Sa mégalomanie lui rendait difficile la compréhension des actions et des oeuvres d’autrui, surtout lorsqu’elles le dépassaient. Il méconnut et méprisa une pédagogie avancée comme celle des écoles maternelles et particulièrement des écoles maternelles françaises. La grande et belle oeuvre de Mme Kergomard semble lui avoir échappé. Il sous-estima l’oeuvre si solide, si riche, de Henri Wallon. Il traita même très cavalièrement le grand savant Paul Langevin. La question de savoir s’il fut “démocrate” n’est pas résolue.

Fut-il un pédagogue de progrès ? Il est certain qu’il ouvrit les yeux à bien des instituteurs sur les défauts et les faiblesses des pratiques traditionnelles. Mais les incita-t-il  à la réflexion théorique, à l’élaboration des principes et d’une nécessité philosophique de l’éducation ? Les entraîna-t-il à vouloir pour eux-mêmes et pour tous un plus haut niveau de culture ? La valeur réelle de son action et sa pérennité sont liées à ces problèmes.

S’il commit des erreurs pédagogiques et politiques graves, il n’en demeure pas moins qu’il aima son métier pour le vouloir perfectionner. A cause de cela, il doit être mis au rang des hommes de bonne volonté.

                                                                                    Fernande SECLET-RIOU

                                                                    ancienne inspectrice de l’enseignement primaire,

                                                                    rapporteur de la commission du plan Langevin-Wallon.

Extrait du dossier "Freinet et le Parti Communiste"
par Henri Portier ( in Revue "École émancipée" N° 6 - janvier 1997 )

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