FESTIVAL DE L’ENFANT

De Lons-le-Saunier

Juin 1975

 

LONS-LE-SAUNIER est le chef-lieu du 39 comme on dit maintenant, mais c’est un bien petit chef-lieu ! Ville commerçante et bourgeoise, à cheval entre la plaine bressane et les premiers contreforts du Jura, Lons-le-Saunier héberge un tout petit peu plus de 20000 habitants. C’est aussi une ville très sage, très tranquille. Il ne se passe jamais rien à Lons-le-Saunier.

Il ne se passe jamais rien et la flamme culturelle tremblote sans cependant tout à fait s’éteindre, car les « Sociétés » ne manquent pas : sports, majorettes, « amicale » par-ci, « espérance » par-là, « amis des arts » et, couronnant le tout, le « Théâtre populaire jurassien » et la Maison des Jeunes et de la Culture.

Mais on sait que la culture coûte cher et le « T.P.J » comme la « M.J.C. » se maintiennent tant bien que mal en vie grâce aux subventions et si elles ne constituent pas de vrais garrots comme le prétendent de mauvais esprits, elles agissent cependant, il faut bien l'avouer, comme frein à l'encontre des initiatives trop hardies.

Il faut dire aussi que la situation géographique de Lons ne favorise guère une vie culturelle intense. Placée approximativement au centre d'un quadrilatère dont les sommets sont respectivement occupés par les villes de Besançon, Dijon, Lyon et Genève, elle est encerclée par les grands courants culturels qui ne la traversent pas. Que lui reste-t-il? Que nous reste-t-il? Quelques troupes théâtrales qui ressassent un peu trop souvent des histoires de cocus et d'ivrognes, quelques conférences bien sages et un peu de musique.

C'est dans ce contexte que les dirigeants de la M.J.C. réussirent non sans mal, à grouper quelques associations dans une « inter-association » qui, à son actif, commença par faire vivre un ciné-club (on en avait grand besoin !) et qui, dans un deuxième temps, pensa... aux enfants.

Ah ! les enfants

Ne touchez pas aux enfants... ce sont les « Francas » qui s'en occupent et... l'école.

Qu'à cela ne tienne, on contactera les Francas et l'Administration scolaire. Mal nous en prit.

Les Francas, goguenards, firent la moue. L'Administration fit les gros yeux. On se passera donc des uns et des autres, et, au cours d'un « brain storming » mémorable, les membres de l'interassociation lancèrent l'idée de « la ville livrée aux enfants » ce qui engendra une vague de réprobation sur tout ce que la cité compte de sages administrateurs, de fidèles fonctionnaires et de bons éducateurs.

C'est à ce moment précis que le Groupe Jurassien de l'École Moderne (1) dresse l'oreille et pointe le bout de son museau. Et tout de suite il mit son expérience pédagogique et ses moyens techniques au service du projet « Festival pour l'enfant ».

Certes, au cours des semaines qui suivirent, beaucoup d'idées générales, mais irréalisables, émises au cours du brain storming, furent abandonnées, et les ambitions initiales furent très sérieusement rognées. Mais cependant, en fin d'année scolaire, on se trouva en face d'un projet original, sérieusement préparé et en complète harmonie avec les principes qui nous guident dans notre action éducative, en particulier : LIBERTÉ LAISSÉE AUX ENFANTS, MAIS DANS UN MILIEU AIDANT ET CHALEUREUX

Trois volets

Mais quel était ce projet ?

Il s'articulait en trois volets :

a) l'enfant et son milieu (famille, école)

b) l'enfant spectateur

c) l'enfant créateur

Le volet b) fut pris en compte par le « Théâtre Populaire Jurassien » chargé de découvrir une troupe et une pièce et par le Ciné-club, chargé de sélectionner une série de filins « pour enfants ». Le volet a) fut confié à une commission adhoc qui entra en relation avec l'association de parents d'élèves, s'occupa de dénicher films et conférenciers, prépara l'animation des débats.

Quant au volet c) « l'enfant créateur », sa préparation et sa réalisation furent, pour une grande part, confiées au Groupe jurassien de l'École Moderne. Nous en rendons compte ici.

Or donc, un samedi du mois de juin, le théâtre ouvrit toutes grandes ses portes aux enfants de la ville. Le théâtre municipal ? une lourde bâtisse style 1900 qui apparaît, entre les deux places principales envahies de bagnoles et deux rues très animées, comme un îlot de pierre au centre même de la ville. Bâti et conçu pour la bourgeoisie, il contient juste ce qu'il faut de places pour l'élite intellectuelle de la cité. Mais si la salle de spectacle est intime, par contre les dépendances (péristyle, foyer, couloirs et escaliers) sont vastes, longs et larges, tellement longs, larges et vastes que l'on pourrait sans peine y faire défiler toute la garnison avec ses camions et ses tanks et la compagnie de sapeurs-pompiers en entier avec ses pompes, ses citernes et sa grande échelle.

 
   

« Ce n'est pas le jeu qui est naturel à l'enfant, c'est le travail ! »

Nous avions tout de suite annoncé la couleur en rappelant à nos partenaires cette parole de Freinet : «  Ce n'est pas le jeu qui est naturel à l'enfant, c'est le travail ». Cette affirmation n'avait pas toujours été accueillie avec enthousiasme. Certains hochaient la tête : « Si les gosses aperçoivent leurs instituteurs, ils vont foutre le camp illico ». Mais cependant, on nous fit confiance. Tous les espaces du théâtre avaient été aménagés en ateliers de travaux libres. Les vues qui illustrent ces pages vous en diront plus que des mots, cependant, citons les divers ateliers. Le G.J.E.M avait pris en charge les ateliers suivants : peinture sur papier, sur tissu, peinture au doigt, monotypes, alu gravé, diapos dessinées et projetées, broderie sur tapis, confection de marionnettes et essai d'animation en collaboration avec le T.P.J., travaux avec perles, fabrication de fleurs, constructions à partir de « déchets » des tourneries du haut-Jura (1), initiation à l'imprimerie, confection de cerfs-volants et enfin atelier expérimental d'expression libre. Nos amis assurèrent l'animation des ateliers suivants : fabrication de montgolfières, tissage, musique libre, grimage, danse, déguisement, canoë kayak, spéléologie et escalade.

Bien vite, les organisateurs et les « observateurs » s'aperçurent que Freinet avait raison, que les enfants totalement libres de leurs choix, libres de rester à un atelier tout 1e temps qu'ils voulaient, libres de papillonner, libres de ne rien faire, apportaient un véritable acharnement à leur travail, à tel point que la salle de cinéma permanent était pratiquement désertée, à tel point qu'il fallut prendre une mesure autoritaire (la seule durant tout le festival) : fermer les ateliers pour éviter que la troupe de marionnettistes jouât devant une salle vide. Tout le long de ce week-end l'ambiance fut chaleureuse, animée. C'était la fête, la fête par le travail. Les enfants interrogés disaient être tout surpris de l'accueil bienveillant des adultes-animateurs : « Ici, me confiait une fillette, tout le monde nous parle gentiment et nous répond sans brusquerie »

On nous avait dit :

« Vous allez vous casser la gueule, ça va être le bordel... Les gosses lâchés, débridés vont tout casser... », etc.

Les enfants « débridés ont senti qu'ils pénétraient dans un autre monde. Tout ce qu'ils ont entrepris, ils l'ont mené à bien avec sérieux et application. Ils avaient une véritable boulimie de travail libre.

Les adultes qui passaient devant le théâtre et jetaient un coup d'oeil à l'intérieur, étaient comme sidérés. La plupart ne comprenaient pas ce qui se passait. Ces enfants, qu'ils avaient l'habitude de voir défiler en colonnes deux par deux, qu'ils voyaient assis en rangs d'oignons, passifs, les voilà qu'ils allaient et venaient sans désordre, sans criailleries, sans disputes, sans tumultes, un peu comme des fourmis dont on ne peut comprendre l'activité créatrice que par une minutieuse observation.

A l'heure du bilan

Quand la fête fut finie, que les lampions furent éteints, à l'heure du bilan, on nous a fait d'amers reproches. Certes, personne n'a pu mettre en doute la qualité organisationnelle, pédagogique, relationnelle et pour tout dire éducative du festival, bien au contraire, mais c'est justement à partir de cette qualité que l'on nous a attaqués.

« Les enfants, nous a-t-on dit, ont vécu deux jours dans un monde idéal mais demain, mais après-demain, mais les jours suivants ? Ils vont retrouver l'ambiance morose, les contraintes, les tâches stériles et sans joie, la pression des adultes, de la vie de tous les jours... et finalement, après avoir vécu votre éphémère paradis, ils n'en seront que plus déçus. »

Eh bien ! nous acceptons ce reproche, simplement, mais sans humilité.

Eh bien ! oui, cet éphémère paradis, c'est bien ce que nous avons voulu ! Il est bon que l'individu humain quitte parfois le morne et monotone chemin bien droit que l'on a tracé pour lui et qu'il doit suivre bon gré mal gré, tiré par devant, poussé par derrière, il est bon qu'il quitte cette voie rectiligne et monotone pour s'ébrouer dans la campagne environnante, pour s'engager dans les prés fleuris et odorants et batifoler hors des sentiers battus.

Les étudiants, les lycéens, les collégiens, les travailleurs qui ont vécu mai 68, ont eu, durant quelques jours, une magnifique sensation de vraie vie faite de liberté, de contacts humains chaleureux et d'intense création. Les ouvriers de Lip, quelques années plus tard, au cours de l'éphémère prise en main collective de leur outil de travail, ont, selon la parole d'Edmond Maire « préparé la légalité de demain ». Si nous avons offert aux enfants de notre petit chef-lieu jurassien un éphémère paradis, on peut bien penser (ou rêver) que ces heures de liberté, ces heures de travail créateur et joyeux, ces heures de contacts chaleureux, pourraient bien être leur lot quotidien dans le monde de demain.

Roland BELPERRON

(1) Curieusement le « Groupe Freinet » souvent perçu comme une chapelle, renfermé sur lui-même, fut le seul mouvement éducatif à apporter sa totale, enthousiaste et avouons-le, précieuse, collaboration, à ce projet original.

(2) Voir pages 25-26 article de Norbert Martelet

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