QU’EST-CE QUE NOS FRONTIÈRES ONT À Y FAIRE ?

En adoptant le projet de réaliser un numéro d'Art et Créations consacré plus particulièrement aux oeuvres des enfants et des adolescents de caractère international, nous soulevions un grand nombre de questions auxquelles nous n'étions pas certains de pouvoir répondre immédiatement... En consultant le comité de la revue et en lui posant les questions suivantes :

• Faut-il attendre de ce numéro qu'il montre la personnalité particulière de chaque nationalité ou de chaque ethnie ? Faut-il chercher le typique et à la limite le folklorique, poussant à l'extrême les originalités culturelles ?

• Faut-il au contraire tenter de prouver que l'enfant est partout le même enfant, l'adolescent partout le même adolescent et que les petites fleurs et les petits oiseaux sont universellement vus par les mêmes yeux humains et sensibles où qu'ils se trouvent ?

• Ne faudrait-il pas davantage mettre l'accent sur le fait que les productions enfantines et même des adolescents, sont avant tout et d'abord orientées par ce que nous appelons (voir nos BEM et les livres d'Élise Freinet) « la part du maître » en premier lieu et en second lieu par les matériaux offerts dans le cadre d'un vécu et d'une culture dont les influences sont partout pesantes et impératives ?

... En posant ces questions nous n'allions pas vers une unanimité de points de vue : en parts égales chacun a répondu oui et non aux trois différents points...

Hier encore, en préparant l'Exposition de notre Congrès de Montpellier, Michel Barré s'étonnait de recevoir des dessins d'enfants de la région parisienne, vivant dans l'univers bétonné de leurs H.L.M. qui n'exprimaient pas cette ambiance mais qui représentaient au contraire la petite maison « individuelle » gaie, pimpante et fleurie...

Alors où est le typique ? Où est le style ? Pire, même, où est la culture ?

J'entends déjà (battre le coeur) s'élever les clameurs du choeur militant des défenseurs des cultures régionales et minoritaires... Nous allons, disent-ils, vers l'uniformité et la grisaille culturelle et universelle : effacés nos paysages, tués nos danses et nos chants, tués nos artistes et nos « poètes locaux » ! Tous ceux qui « sont nés quelque part » ont peut-être tort quand on considère le nombre d'expositions qui s'ouvrent chaque semaine en tous lieux, le nombre de disques qui s'achètent, le nombre de publications et de revues poétiques « de province » qui s'éditent et qui vivent ce que vivent les revues poétiques...

Unité et diversité humaines

Nous débouchons sur le vieux et fameux problème, posé en alternative fermée dans le cadre d'une science close, de l'unité et de la diversité humaines... Les couplets de chacun des partisans sont aussi séduisants les uns que les autres mais ils nous renvoient dos à dos faire comme on peut notre classe demain matin.

Or nous pouvons, à la lueur de certaines lumières que nous voulons dévoiler, dépasser l'alternative close.

D'autre part la théorie biologique « saisit en un même système explicatif l'unité et la diversité de la vie ». Le code génétique offre la possibilité de maintenir une reproduction invariante (de même que nous avons défini avec C. Freinet, une somme d'invariants pédagogiques : est-ce précisément à cause de l'existence de ce code génétique ?) mais il offre à la fois des possibilités de « variations aléatoires » accidentelles et rares qui, d'autre part, permettent grâce au nombre infini d'associations, une extraordinaire diversité dans les espèces vivantes : grâce à l'Homme, nous n'avons pas le même nez ! Nous n'avons pas le même nez, mais nous avons tous un nez fait de la même structure organisationnelle de base : la cellule.

La reproduction sexuée permet la réalisation d'un principe riche de diversité. Plus les espèces sont évoluées, plus la diversification individuelle est grande. Plus le système vivant est complexe, plus les relations individuelles sont sensibles au contact avec le milieu, avec l'environnement, dans « la niche écologique », à tous les événements anecdotiques et singuliers qui vont « enrichir » l'individu.

Mais d'autre part on pourrait tenir le même discours en faveur du code culturel. Plus une culture est vivante, plus elle est complexe. Et la culture coopère, en y combinant son propre héritage, à l'hérédité biologique. « Ce n'est pas seulement le développement biologique du cerveau qui est indispensable pour comprendre la formation de la culture, c'est aussi le développement culturel qui est indispensable pour concevoir le développement biologique du cerveau jusqu'à l'horno sapiens ».

La culture tantôt inhibe, tantôt stimule l'épanouissement de la diversité individuelle...

Tout cela se fait-il par hasard ?

Ce qui est certain, tout d'abord, c'est que tout cela se déroule dans le cadre du processus éducatif et spécialement d'une façon riche et intensive au cours de la longue période juvénile qui caractérise l'Homme. Tout cela nous intéresse donc tout particulièrement...

Ce jeu des variances et des invariances se fait-il par hasard ? Le style naît-il de l'air du temps ? Beaucoup le pensent et même pourrait-on dire, à ma connaissance, l'unanimité se fait en faveur du hasard.

Sauf pour C. Freinet.

Où se trouve l’essence de la vie ?

La plupart des réponses, nous le répétons, s'expriment en faveur du hasard. Si nous devions suivre ces « raisonnements », nous autres qui sommes les praticiens de l'éducation et qui devons chaque matin résoudre le problème, il ne nous resterait plus, ayant adopté d'emblée le principe d'une pédagogie vivante, d'une ouverture sur la vie, d'un respect de la vie, qu'à nous en remettre pieds et poings liés à une pédagogie du hasard. Certains ont sauté le pas et l'admettent et le pratiquent.

C'est aussi la pédagogie de l'abandon.

D'autres se consolent en se persuadant que c'est la pédagogie de l'autogestion : en se croyant maître de son propre hasard... mais ce n'est qu'une déviation de la vraie autogestion !

Seul, à ma connaissance, C. Freinet affirme clairement : La vie est ! Il affirme un vitalisme ample qui meut l'être humain dans tous les domaines : « Tout se passe comme si, l'individu - tout être vivant - était chargé d'un potentiel de vie, dont nous ne pouvons pas encore définir ni l'origine, ni la nature, ni le but, qui tend non seulement à se conserver, à se recharger, mais à croître, à acquérir un maximum de puissance, à s'épanouir et à se transmettre à d'autres êtres qui en seront le prolongement et la continuation. Et tout cela non pas au hasard, mais selon les lignes d'une spécificité qui est inscrite dans le fonctionnement même de notre organisme et dans la nécessité de l'équilibre sans lequel la vie ne pourrait s'accomplir ».

Grâce à son cerveau et aux extraordinaires facultés associatives que l'homme imaginant possède (et dont i1 n'utilise actuellement que la sixième partie environ...) nous sommes en perpétuelle quête d'infini, toujours à la recherche de solutions nouvelles, à la fois condamnés à l'inquiétude, mais aussi à la découverte et aux victoires, condamnés à la « question » : nous sommes intrinsèquement des questionneurs !

A condition que...

A condition qu'une école dogmatique, intellectualiste, toute au service d'une quelconque idéologie ou d'une pensée déiste ou dualiste, n'abêtisse le petit d'homme et ne coupe en lui tous les circuits qui l'entraînent vers la diversité et la complexité.

A condition qu'on ne réduise pas cette école à un petit atelier de calcul, de lecture et d'écriture. à un entonnoir déversant toujours davantage de connaissances en faveur d'un baccalauréat - pourtant toujours de moins en moins brillant !

A condition que nous voulions et que nous nous engagions en faveur d'une école qui sait que tous les êtres humains s'expriment fondamentalement par le sourire, le rire et les larmes, qu'ils disposent non seulement des mêmes moyens d'expression, mais qu'ils expriment une même nature affective et ceci en dépit de tous les aléas, de tous les dogmes, de tous les systèmes sco­laires, de tous les rites et de toutes les idéologies.

C'est en reconnaissant cette universelle poussée affective, en reconnaissant cet humain pouvoir de découverte, de création et d'innovation particulièrement généreux et puissant dans l'enfant et dans l'adolescent, que nous justifions l'existence de la pédagogie vitaliste de C. Freinet et aussi celle de cette revue.

MEB

Cet article est inspiré des oeuvres de :
C. FREINET : Essai de psychologie sensible appliquée à l'éducation (Delachaux et Niestlé)
H. LABORIT : Biologie et structure (Idées NR)
E. MORIN : Le paradigme perdu : la nature humaine (Le Seuil)
A.H. MASLOW : Vers une psychologie de l'ÊTRE (Fayard)

   

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