Contre l’instrumentation systématique

Denis, tout seul dans le studio, accordait ses verres.

Oublié par la ruche, enfermé dans sa boîte, isolé, tranquille, il réglait son problème, il réglait son instrument.

Il avait aligné six verres sur la table et, à l'aide d’un compte-gouttes et d’un flacon, il versait plus ou moins d'eau dans chaque verre. A chaque manoeuvre, c'était l’écoute. Chaque salve du compte-gouttes, faisait sonner le verre différemment et le manche du tournevis employé comme marteau permettait la vérification escomptée.

Denis opérait dans son laboratoire avec sérieux et ténacité.

J'avais pu l'observer à la dérobée, par la fente du rideau légèrement entrouvert. Mais l'opération durait et de multiples tâches m'appelaient ailleurs. J'avais dû abandonner Denis à son oeuvre mystérieuse. J'espérais intérieurement qu’elle aboutisse à ce que souhaitait l’enfant et regrettais de ne pouvoir l’aider, car j’avais peur de l’échec.

A la réflexion, le sentiment d'échec ne pouvait venir que de deux source :

• Mon jugement et celui du groupe

• SON jugement propre, c'est-à-dire la comparaison entre les rapport, sonores qu'il désirait intérieurement et la « gamme » obtenue.

Pour le premier point, je m'étais promis d'accepter le résultat quel qu'il soit, et je savais que le groupe ne le rejetterait pas. En ce qui concerne le deuxième point, c'était plus aléatoire, car je ne pouvais qu’ignorer quel était le « modèle » intérieur. Je n'avais plus qu'à espérer que la lassitude ne s’installât pas.

Or, l'accord dura (ce qui prouve bien que ce n’était pas facile) environ quarante minutes.

   

Denis sortit de sa boîte radieux - ouf !

Il appela les copains qui l’avaient oublié dans son long aparté, sans quitter des yeux son œuvre, de peur du moindre dérangement.

Ce qui advint par la suite me paraît moins intéressant, à présent que le tâtonnement sur les intervalles. L'équipe réunie joua un morceau anodin, sans grande valeur expressive. Mais, l'enfant eût-il « accordé » ses verres sans l'espoir de créer la pièce musicale ?

Je pris le soin, heureusement, d'enregistrer l’une après l’autre les notes ainsi obtenues par Denis afin de permettre l'analyse a posteriori du travail de l'enfant.

Plus que le résultat, c’est la démarche qui m’intéresse aujourd'hui.

Cette démarche, j’ai pu l'observer chez plusieurs enfants qui construisait LEURS ou accordaient DES instrument :

- Xylophone, et métallophone

Le fait de scier plus ou moins la latte de bois ou de métal.

- « Guitares » de toutes formes.

Le fait de tendre plus ou moins les cordes, de les choisir plus ou moins grosses, de les placer à différents endroits, de placer le « chevalet ».

‑ La « trompette biscornue » qui fut une mode de la classe.

Le fait d’ajouter ou de retirer des tronçons de tube de métal ou de matière plastique.

- L' « Ariel » qui permet ce travail d'accord de par la conception même de l’instrument.

- Les « flûtes », gaines dures des stylos-billes ou des feutres, tiges de roseau, de fins bambou, de sureau, coupés à des longueurs différentes.

- Les « cloches », morceaux de métal accrochés.

   

Le fait de les tailler à grandeur voulue par l'oreille.

- L' « orgue électronique à son continu » dont nous tâcherons de faire profiter tout le monde dans un prochain avenir, permet tous ces tâtonnements sur les intervalles         en en gardant une trace écrite.

- D'autres...

Or comment permette, à l'enfant ce tâtonnement indispensable à la formation de son oreille, à son affinement perceptif au niveau des sons, si l'on apporte systématiquement des instruments déjà fini ?

La démarche naturelle de l'enfant passe par la construction de gammes, pour l'établissement de certains rapports entre les sons, nous dirons de certains intervalles entre les notes.

Les instruments, une fois accordés par les enfants ne présentent pas forcément l'aspect adulte ou culturel défini par la gamme diatonique.

Mais le bain de musique et l'imprégnation du milieu permettent l'approche progressive du diatonisme qui est, en définitive, une forme de convention permettant l'accord et la communication.

Si l'éducateur, par un souci louable d'aide, se permet de bricoler chez lui des instruments à la façon non diatonique, pour susciter un semblant de création musicale dans sa classe, nous disons qu'il est dans l’erreur.

Rien ne permet de présumer que ces instruments soient efficaces sur le plan de l’éducation musicale. Bien au contraire, ils risquent d’habituer l'enfant à un à-peu-près anti-éducatif qui ne permettrait pas, en sus, son épanouissement et limiterait forcément sa création.

Il va sans dire qu'ils n'aideraient en aucun cas à la socialisation musicale et l'approche diatonique se ferait en dehors de l'école, avec tous les dangers de conditionnement que nous connaissons.

Mieux vaudrait alors que les instruments apportés par le maître soient de vrais instruments, finis, diatoniques, d'une sonorité irréprochable et qui permettraient à l'enfant de se situer dans ses recherches par apport à ce qui existe.

   

En effet, il est un moment où l’enfant a besoin de se servie de la gamme de tout le monde. Et ceci peut arriver vite s'il a pu faire ses expériences fondamentales assez tôt. Ce serait, à ce moment-là, lui imposer une régression que de lui fournir des instruments bricolés et « faux ».

A moins que l'instrument ne soit accordable à tout moment, tels l'Ariel, la guitare, les xylophones taillables, l'orgue que nous préparons, nous pensons qu'il est dangereux pour l’oreille de l'enfant.

C'est pourquoi nous nous inscrivons CONTRE l'instrumentation systématique.

Il y aurait une autre raison qui nous fait prendre cette position, c'est que la musique est partout.

Si nous admettons que la musique est « l’arrangement des sons », que les phénomènes de toute nature sont « arrangeables » en vue de création, nous ne sommes pas loin de penser que l'instrument (de type construit) peut devenir inutile.

Sans entrer dans des excès, il nous semble indispensable de ne pas négliger cet aspect qui est à la base de tout esprit de recherche et d’innovation et qui sera peut-être dans un avenir proche l'élément de construction d'une culture musical, VRAIMENT populaire.

Jean-Pierre LIGNON

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