Art enfantin

I QUESTIONS :

N'avez-vous jamais éprouvé une certaine aversion pour ces deux mots qui paraissent être ajustés à la seule mesure de l'adulte et très peu adaptés à la taille de l'enfant ?

Mais, puisque le titre existe et que les deux mots sont installés sur la couverture de la revue, à quoi correspondent-ils ? C'est la question qui semble se reposer aujourd'hui (encore que, récemment, l'ajout de et Créations semble indiquer à la fois l'élargissement et l'ouverture d'une attitude et d'une conception nouvelles).

- Doit-on lire : Art sélectionné, Art « ségrégatif » - Art protégé - préservé - structuré - comportant des normes précises, un cachet « prestige », une estampille « chef-d'œuvre » ? un art lié à une période précise de la vie humaine, mais qui commence où, qui finit quand ?

- Doit-on lire : Art libéré - Art privé de carte d'identité - Art renouvelé ?

- Doit-on parcourir la revue avec une impression de satisfaction, de béatitude, avec la quiétude de savoir qu'à chaque fois on trouvera ce qu'on attend ?

- Doit-on en tourner les pages, à même le vent, respirer, hors des chemins sécurisants, la sourde inquiétude de ce qui se cherche, mélanger l'achevé à l'hésitant, aimer le trait ferme, parfait et celui qui tremble, tâtonne, découvrir la couleur exacte, éclatante, incisive et aussi être séduit par celle qui se mélange, empiète, serpente ?

- « Art Enfantin » est-il seulement une réserve « d'œuvres » ? Encore un mot pour adulte, une référence d'adulte, un critère d'adulte !

- Ou bien, devons-nous essayer seulement d'y capturer des morceaux de vie explosés au bout d'un bic, d'un seul grand trait noir ?

- Devons-nous essayer d'y révéler des moments de plénitude, des moments d'accord secret avec le monde, d'équilibre total, moments volés, où l'enfant retrouve le grand élan de la création, ignorant et ignoré mais comblé ; comblé par la seule trace de ses couleurs sur le papier ?

Et n'est-ce pas un sacrilège, bien sûr, d'enfermer dans l'édition définitive, ces chemins secrets, ces souffles impalpables, tout ce silence ; n'est‑ce pas un sacrilège d'essayer de juger, de cataloguer ces traces de vie de l'enfant alors qu'elles sont un don total, une offrande généreuse sans arrière-pensée, sans calcul, sans intention ?!! A toutes ces questions posées, peut-on répondre ?

Il est bon, justement, qu'il n'y ait pas de réponse, il est bon que chaque numéro d'Art Enfantin et Créations amène une controverse, provoque un choc, rétablisse la circulation d'un sang chaud et généreux et donne à tous la possibilité de se manifester, d'exister.

Oui, à ceux qui, grâce au tâtonnement journalier, peuvent approcher la perfection, connaître l'ivresse du dépassement, le moment immobile où l'enfant-créateur parvient aux limites du silence, de la vie et de la joie.

Mais, oui, aussi, à ceux dont la main malhabile tremble, à ceux qui dans le désert du bruit et de la solitude essaient d'accrocher à leur feuille un monde qu'ils ne connaissent plus et qui ne les connaît plus.

Nos enfants, nos adolescents de 1972 ne sont plus « copie-conforme ».

Leurs créations ne sont pas non plus copie-conforme.

Allons-nous les rejeter parce qu'elles nous insécurisent, parce qu'elles nous deviennent étrangères, parce que nous n'y sommes plus à l'aise ?

Au nom de quelle liberté ?

Ne devons‑nous pas souhaiter qu'Art Enfantin et Créations ne soit pas seulement de belles images, souhaiter qu'il provoque, suscite les courants secrets de la création, qu'il donne envie de s'engager sur les chemins encore inexplorés de l'enfant, non pour y mettre des poteaux indicateurs ou des stationnements interdits,

- mais simplement pour en cueillir les fleurs, modestes ou éclatantes,

- mais simplement pour en faire les grands bouquets qui éclaireront notre vie de tous les jours ?

   

II

Ces formules générales et floues à volonté, comme peuvent et doivent l'être traditionnellement celles d'un éditorial, ne peut-on pas les relire en les appliquant plus précisément au « problème » du Journal Scolaire comme il se pose en 1972 ?

Puisque, rompant pour une fois avec la nouvelle orientation d'Art Enfantin & Créations qui cherche à supprimer les « discours », nous évoquons quelques controverses soulevées par le n°59 de la revue, je parlerai de façon précise de l'article de J.P. Lignon et des quelques remous exprimés ou inexprimés qu'il a pu soulever.

Tout d'abord : la page imprimée du journal scolaire a-t-elle sa place dans la revue ?

Il était urgent de réagir contre la médiocrité quasi générale des journaux scolaires actuels, leur laisser-aller matériel, leur anonymat, leur pauvreté d'expression, leur uniforme banalité.

C'est toute l'oeuvre de C. Freinet qui est à préserver : le journal c'est l'échange, la communication, le lien. C'est l'idée généreuse de C. Freinet, sa revanche sur la guerre, sa victoire sur la mort.

Echanger un journal, c'est ouvrir les murs de l'école, c'est apprendre les autres, les connaître, les aimer, c'est envoyer sur tous les chemins les ondes secrètes de la vie et de l'amour.

L'humble journal scolaire de C. Freinet a réussi sa mission : nées il y a 45 ans, dans le désert de l'incompréhension et de l'hostilité, ses idées généreuses se sont mises à circuler dans la rue, à passer dans le langage courant – « échange, correspondance, communication, compréhension » - à devenir usuelles.

Paradoxalement, notre mouvement semble se « fatiguer » du journal scolaire.

Je suis donc entièrement d'accord avec J.-P. Lignon qui essaie de redonner à l'imprimerie sa place de « belle ouvrage », de se remettre dans les pas de C. Freinet en redonnant à la page imprimée son dessin parfait. Le tirage impeccable, la recherche personnelle des caractères, des couleurs d'encre, la disposition des lignes, tout concourt à en faire un ouvrage achevé, ouvrage qui relie la main et le cerveau, qui matérialise la pensée, qui donne l'équilibre, un ouvrage qui rend heureux.

N'est-on pas d'accord sur ce point ?

C'est pour cette recherche totale que la page imprimée se veut recherche d'Art. Et c'est dans cette optique que le journal scolaire a trouvé refuge dans cette revue.

Je suis aussi entièrement d'accord avec J.-P. Lignon qui réclame « l'authenticité » de la pensée de l'enfant, la lutte contre la scolastique qui fait du texte de l'enfant un texte traduit, interprété mais non préservé. Là, il semble que l'accord soit unanime.

Et pourtant, je pense que c'est cette partie du texte de J.-P. Lignon qui a provoqué une certaine irritation. L'ambiguïté de sa pensée s'y prêtait peut-être. On y a vu une démolition, ce n'était peut-être qu'une provocation !

* La pensée de l'enfant est riche, profonde, complète ; essentielle parce qu'elle ouvre des yeux neufs sur un présent intensément vécu ; authentique parce que rien ne l'isole du contact direct avec les êtres et les choses.

* Préserver l'inachevé, le balbutiement, les maladresses, pour en garder la véracité, c'est avoir une idée puérile de la pensée de l'enfant, c'est agiter le grelot des fausses libertés.

* Lui donner les moyens par l'expression libre (parlée, dessinée, chantée, bougée, écrite, imprimée) de s'identifier, de se chercher, de se reconnaître, c'est lui permettre d'éclater intacte, ni falsifiée, ni fraudée, ni sous-développée, à la seule mesure du monde de l'enfant !

C'est cette pensée-là que nous aimerions reconnaître et lire dans tous les journaux scolaires.

Dans les textes présentés ici, c'est l'enfant seul qui est en plein milieu, qui vit, qui voit, qui sent, qui pense.

Seuls le tâtonnement expérimental incessant, l'expression libre écrite, parlée, chantée, dessinée, le dialogue constant dans la classe, les échanges, les recherches individuelles, la vie communautaire, arrivent à donner chez n'importe quel enfant les moyens de s'exprimer clair et essentiel.

L'enfant d'une classe de perfectionnement, comme l'enfant d'une classe normale ont les mêmes pouvoirs de vision, de sensation, d'émotion.

La diversité de l'expression libre doit pouvoir donner à chacun, à son niveau, dans la branche qu'il a choisie, les moyens d'extérioriser, de matérialiser tous ces « pouvoirs » qui l'habitent. Et de les conserver purs, originaux.

Comment ?

* Revenons donc à l'enfant. Sortons nos journaux scolaires de l'abandon et de l'ombre. Pratiquons la lecture libre orale.

A chaque texte lu, demandons au lecteur de justifier son choix, à la classe son accord, son désaccord, ses raisons.

* Et nous saurons vite ce que doit être le journal pour être lu, pour vivre.

C'est ce que j'ai fait aujourd'hui. Notre école a 6 classes ; c'est la première année où toutes les classes pratiquent le texte libre et la correspondance scolaire, la première année où nous arrivons à créer une communauté de travail et de vie.

Une fois par mois, 4 élèves de chaque classe se réunissent (25 environ) pour échanger leurs projets, leurs points de vue, leurs problèmes. Elles sont toutes entraînées à l'expression libre orale journalière.

Je leur ai posé la question du journal scolaire et du texte libre. Voici les réponses en vrac, à tous les niveaux, à tous les âges :

On aime :
- le texte qui n'est pas comme tout le monde
- avec une idée vraie
- le texte qui fait rire le texte qui est triste
- j'aime le texte qui invente, le texte des rêves
- le texte qui a des « points ». On comprend bien. Il y a des petites phrases
- j'aime quand il y a de la poésie, mais pas n'importe quoi
c'est quand on peut aimer les mots bébé non plus
- s'il y a des fautes, si on ne comprend pas bien, c'est la maîtresse qui n'a pas su leur dire avant d'imprimer ce qui n'allait pas
- j'aime le texte qui parle d'un autre pays, d'une mer, d'une montagne, qui parle d'ailleurs
- quand on lit un beau texte des fois on a la même idée, on la reconnaît des fois, c'est une idée qu'on n’avait jamais eue
- quand c'est un beau texte, c'est quand on parle juste comme il comme quand on attend quelque faut, pas compliqué, mais pas chose et que ça arrive.

CONCLUSION :

Nous qui échangeons nos journaux, soyons à la mesure de l'attente de l'enfant. Ne le décevons pas.

Jacqueline BERTRAND

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