L'art et la répression

Les petits enfants ont tracé sur leur feuille de papier un petit bout de leur univers. Pour elle c'est une petite fille, sa poupée, son enfant à qui elle va raconter sa joie ou sa peine. Pour lui, c'est un cheval qu'il va enfourcher pour se lancer à la poursuite de ses rêves.

Cette poupée elle la voulait belle bien sûr, mais surtout bien coiffée, avec des nattes lourdes et dorées, alors la petite lui a fait des nattes qui tombent jusqu'à terre ; mais elle a négligé les bras, ils sont tout petits, deux petites fleurs de chaque côté du corps, deux petites mains fines de poupée.

Lui a fait pareil, son cheval c'est surtout une tête de cheval, tendue vers l'avant, énorme, avec une crinière folle, démesurée. Les jambes ont suivi comme à regret.

   

C'est alors qu'arrive la maman, le grand frère, la grand‑mère, le père, enfin l'adulte, le grand raisonnable qui sait, depuis qu'on lui a appris, que les enfants n'ont pas de fleurs à la place des bras, que les cheveux ne tombent pas en vagues sinueuses plus bas que les pieds de la fillette, que le cheval n'a pas une tête si importante, que ses jambes se terminent par des sabots, et qu'aujourd'hui on coupe la crinière aux chevaux.

Alors l'adulte montre à ces deux bambins comment on doit dessiner une petite fille, comment on doit dessiner un cheval.

La création, l'invention, l'imagination sont subversives, il faut rentrer dans le rang, il faut être sérieux.

C'est pourtant bon d'enfoncer ses doigts dans l'argile humide et vivante, d'en tirer un monde fantastique et merveilleux.

C'est pourtant délicieux de faire naître à l'encre de Chine par la magie du geste des êtres étranges ou des formes fascinantes noires et pures sur la grande feuille blanche.

C’est pourtant passionnant de surveiller ce tirage toujours le même et jamais le même que l’on décolle avec amour du lino, du zinc ou du bois gravés. Et la joie de la réussite se répète cinquante fois, cent fois, toujours aussi neuve.

Et quelle joie de tirer l’aiguille, qu’on soit fille ou garçon, pour créer une marionnette qui aura enfin une tête qui ne sera pas cette tête bête et joufflue de toutes les poupées industrielles. Une telle joie, que lorsque le fillette de 10 ans est au lit avec une angine, elle envoie maman chercher sa marionnette pour lui tenir compagnie.

Quel bonheur enfin de laisser sa main couvrir de couleurs merveilleuses, lourdes ou aériennes, chaudes ou froides, floues ou structurées, atténuées ou contrastées, la belle et émouvante feuille blanche. Ce bonheur ne serait pas pour tous ? Il serait réservé à quelques privilégiés ou à quelques originaux ?

Eh bien non ! Moi, l’instituteur de l’école publique, je la veux démocratique et je fais tout ce qu’il m’est possible pour offrir aux enfants qui me sont confiés, la possibilité de goûter à cette joie pendant une période de leur vie.

Il y ont droit !

Extrait du bulletin du groupe vauclusien

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