Editorial

A chaque rentrée, à chaque pluie de feuilles me reviennent les images doucement fanées de mes « premières écoles ».

Je me souviens de ces arrivées « crépusculaires » par des chemins de sable où l'air avait la tiédeur d'une main familière, où le secret abandon des choses se noyait dans le bruit tombé des feuilles brûlées d'été.

D'un coup, alors que j'étais encore envahie par l'impalpable et douce chaleur de l'air et des arbres, alors que j'étais encore éclaboussée par la lumière et l'ombre étalées sur la place abandonnée, d'un coup, la pesante laideur de ces quatre murs d'école où je pénétrais, abolissait la perfection du moment déjà mort où tout avait été pourtant reconnu, respiré, libéré.

D'un coup, je devenais prisonnière de ces quatre murs livrés à la poussière, à l'indifférence, à cette absence sans remède, à l'oubli.

Je n'avais plus qu'une idée : la fuite.

Cette désespérance de l'endroit laid, habitué, installé dans sa laideur, je la retrouve encore, vingt ans plus tard, et malheureusement très souvent, dans la plupart des classes où j'ai l'occasion de pénétrer (mais oui, même dans les classes qui se veulent pédagogie Freinet).

C'est alors que m'apparaît, comme elle m'apparaissait il y a vingt ans, dans toute sa nécessité, dans toute son inaccessibilité, dans toute sa primordialité, la première tâche qui nous revient :
- Refuser cette médiocrité, cette laideur enserrée entre ces quatre murs et qui s'étalera insidieusement dans la vie de tous les jours ;
- Délivrer cet univers gris et sombre, en chasser la poussière et la tristesse, donner la vie chaleureuse et chaude, faire éclater cet espace muré, l'élargir, y faire passer le soleil et le vent, et le silence et le bruit.
- Recréer cet espace qui nous contienne sans nous retenir.

   

Que ce soit dans l'oubli d'une école de village, ou dans la solitude bruyante d'une classe‑cellule de ville, notre première oeuvre, c'est d'être des magiciens, des « hommes imaginants », c'est d'être des « découvreurs », des « révélateurs », je ne dirai pas de beauté. C'est un mot contesté, dévalué et qui a la rigidité d'une mesure. Peut‑être faudrait‑il dire de poésie, si la poésie est seulement « ce grand élan qui nous transporte vers les choses usuelles »» (R.‑G. Cadou), seulement cette part inaltérable qui précède la connaissance et lui survit, seulement ce vide, quelque part au‑delà des mots et qui habite les racines profondes de l'être. Chacun de nous en possède la soif inextinguible, même si elle est insoupçonnée.

Peut‑être faudrait‑il parler seulement d'amour ; non pas une particularité d'amour décomposée en sexe, en êtres, en désirs, en choses, en objets, en possession, en privation. Non, seulement un amour de nulle part, un amour dans son unité.

L'enfant possède les secrets de ce royaume perdu, rejoint, au‑delà de tous les conditionnements, les secrets de l'amour‑vide.

Mais nous le privons de ses racines avant même qu'elles aient eu le temps de grandir. Nous en faisons des enfants mutilés qui deviendront des hommes dépossédés.

Et nos enfants n'ont plus de royaume.

Et nous, pauvres artisans besogneux de l'éducation nationale, comment pourrions-nous ouvrir nos murs à tous ces souffles impalpables, comment retenir dans nos mains malhabiles l'invisible fil qui conduirait à un pays sans structures, à un pays de nulle appartenance ?

Peut‑on apprendre le silence et le vide, et la liberté d'au‑delà l'amour ?

Non rien ne s'apprend ‑ rien ne se dit et les mots ne sont souvent que les pièges de la pensée.

Alors ?

Alors, ce soir, je peux seulement ne pas oublier l'école pauvre de papa Freinet, l'école d'il y a vingt ans, où les volets battaient désespérément les jours de mistral sur des bâtiments que le « touriste » baptisait de rudimentaires, bâtiments sans chauffage central, sans sol plastifié, sans frigos, ni machine à laver, sans aucune marque rassurante de confort, d'« hygiène », de richesse.

   

Je ne peux pas oublier les biens essentiels dont papa Freinet avait d'abord comblé ses enfants : la terre pour se rouler, l'eau pour s'y tremper et le soleil et les arbres pour s'y perdre.

Je ne peux pas oublier les samedis-expositions où dans l'odeur douçâtre des grands bouquets d'herbes séchées, les enfants étalaient sur les murs du couloir la liberté de leur vie pleinement rencontrée et reconnue et racontée.

Je ne peux pas oublier les nuits de mai gorgées de lucioles où les enfants avaient transformé l'escalier extérieur en un immense bateau dont la voile-drap éclaboussait l'ombre, où la nuit devenue décor, nous livrait sa respiration et sa voix née de ces voix d'enfants à la recherche de leur vérité.

A travers les très pauvres éléments de la « pièce », transfigurait cet éclatement, cet équilibre hasardeux d'un seul instant qui nous tenait tous, attentifs, respirant la nuit du même souffle né d'une même étreinte.

Je ne peux pas oublier ces soirs d'été où nous écoutions libres et sans visages, papa Freinet qui riait.

Je ne peux pas oublier ces soirs d'été où nous étions amoureux de la vie.

Jacqueline BERTRAND.

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