La part du maître

Les expositions de nos congrès sont pour nous, à l'heure où s'impose le tri des oeuvres enfantines, une occasion de nous réjouir et aussi d'être quelque peu déçus. De nous réjouir car c'est toujours dans un heureux étonnement que nous recevons le choc des belles images, celles qui, retenant nos regards, nous donnent en même temps une intuitive révélation de la personnalité de l'enfant. Où vont-ils chercher cela ? Quel élan les a portés si loin vers une sorte de conscience biologique du monde dont la pensée est absente ? Quels chemins ont été choisis pour nous restituer à si bon compte le mystère des éternelles naissances, celles qui se mettent en route, tout bonnement, parce que la vie marche et qu'il faut lui tenir pied ?... Peu importe le contenu objectif proposé par un commentaire venu toujours à posteriori, puisque d'abord ce qui se faisait sur la page blanche se passait de langage. L'Art a ce privilège d'aller plus loin que la réalité et l'étonnant est que l'enfant sente cela sans se soucier jamais de le servir puisque son privilège est justement de l'ignorer.

Ce qui remplace le postulat d'un art répondant aux angoisses de nos esprits inquiets de connaissance, c'est, chez l'enfant, un grand amour des choses que l'on essaie d'inclure dans l'oeuvre vive, pour que d'autres en soient éclairés. C'est ainsi que l'enfant dessine «pour faire joli » et ce raccourci d'expression significatif d'une prodigalité de moyens c'est, pour nous, un enseignement.

Il faut bien peu de temps pour que l'enfant, prenant au sérieux son rôle de créateur d'images, « tombe pile », à chaque fois, sur les détails qui « font joli ». A coup sûr, ce choix d'une main heureuse qui ignore l'insuccès, c'est le seul critère qui, sous cette forme globale, différencie les dessins qui nous enchantent de ceux qui nous déçoivent. Car, il faut le dire et le redire, il est beaucoup de dessins décevants. On sent qu'il leur manque cette force organisatrice qui rassemble à la fois les détails et le fond; une façon méticuleuse d'être présent dans le moindre incident du dessin pour qu'il marche avec l'ensemble, et que tout se délivre comme un lâcher d'oiseaux... Jamais tâtonnement expérimental n'est aussi visible, évident, que dans l'apprentissage du dessin et de la peinture : le tracé le plus sûr, poussé jusqu'à l'expression la plus intense, la petite tache ajoutée à tant d'autres, la couleur étalée sans bavure entre les lignes, le choix des teintes qui s'affrontent ou s'épousent, sont des démarches visant simplement à « faire joli » et malheur au maître qui l'ignore ! Car ce sont ces réussites qui lient sans cesse le détail à l'ensemble, qui établissent les paliers de montée vers le talent personnel que tous les enfants d'une classe savent détecter à coup sûr.

Il faut dire à nos camarades restés indifférents à cet apprentissage subtil de l'expression artistique de l'enfant : Vous êtes dans l'erreur quand vous affirmez, comme un principe pédagogique, la liberté totale de l'enfant. Car vous confondez liberté et abandon, liberté et indigence de moyens : on ne peut être libre dans un climat d'indifférence et dans un milieu si peu aidant. L'acte qui n'a pu aller jusqu'à son aboutissement est un acte manqué qui ne satisfait pas celui qui en a conscience. Si tous vos élèves pataugent dans l'inachevé, dans le négligé, dans tout cet abandon qui vient des choses mal aimées, vous n'avez pas pris votre part du maître.

Pour réussir, pour donner à vos enfants ce pouvoir de joyeuses créations, aidez-les, simplement, à « faire joli »: des couleurs nettes, des pinceaux bien au point, du papier sympathique, et votre chaleureuse présence vous garantiront le succès.

Sous les formes les plus humbles, les plus discrètes, notre chère Jeanne Vrillon vous redit sans cesse le poème des belles choses improvisées, puis léchées, caressées, pour le plaisir, pour que les yeux en soient ravis et que l'âme en soit heureuse. En un mot, si la subtilité ne nous accompagne, ne nous situe au niveau de l'enfant, nous ne serons pas des éducateurs.

ELISE FREINET

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