Art 68

Ça y est ! Nos petits artistes de la maternelle et du primaire ont enfin des compagnons de « leur niveau » dans l'expression d'Art : les « enragés » des Beaux-Arts. En mai 68, ils ont fait la même démonstration d'un art de nécessaire spontanéité, qui est là pour dire les choses comme elles viennent à l'esprit, comme elles éclosent au bout des doigts. C'est la fête foraine : chacun improvise son numéro à plus ou moins vive allure. Quand c'est fini, on s'arrête. Demain on recommencera. Avec le même bonheur, pour une nouvelle réussite : tout s'écoule d'un présent qui peut avoir signification d'éternité car il concerne le plus grand nombre. C'est pour les redonner à ceux qui les méritent que nos dessins d'enfants circulent d'école à école à travers la France et que les affiches de mai 68 sont descendues dans la rue.

Il n'est pas de meilleures cimaises que les trottoirs ou les murs de la communale. On a de la place et ça se voit de loin. On peut rire et se réjouir et faire les réflexions qui viennent à. l'esprit et comprendre des choses nouvelles qui, rentrées par les yeux, deviennent des idées.

Alors, on se dit que ça pourrait bien être ça, l’Art du peuple que tant d'esprits distingués cherchent sans le trouver. Devant nous, il est une chose simple, familière. Chacun en prend ce qui lui faut, pour être content, pour éclairer sa journée quotidienne d'un coup de soleil et repartir plus serein vers la vie grise.

Chacun sent, à sa façon, que c'est un commencement ; la découverte de la vie, qui ne finit jamais car elle est comme un grand fleuve qui s'écoule : l'inspiration est dedans. Pour la trouver, il faut entrer dans le courant. Alors, on se rend compte que « le « modèle » n'est ni au‑dedans, ni dans la nature extérieure : il est dans l'oeuvre même ». (1)

C'est à ce niveau que l'on s'aperçoit que l'on est artiste. Comme on est maçon au pied du mur, cuisinier devant son fourneau et forgeron sur son enclume. Il n'y a pas de différence de nature de ces états et nul besoin défaire des syllogismes distingués pour remplacer l'imagination créatrice par le métier créateur. Tout cela va de soi par la méthode naturelle. Et l'inspiration et le métier viennent au moment voulu. Inutile de suer comme laboureurs en garrigues : on dessine sans rature, on peint sans calcul : comme le maçon devant son mur voit une pierre en appeler une autre qui déjà dessine la suivante.

   

On peut faire les mêmes réflexions de grande simplicité sur les inventions musicales, chorégraphiques et théâtrales (au sens euphémique du mot) qui, sans le vouloir, vont si loin chercher une philosophie du monde qui se sent avec le regard, avec le coeur, avec ce sens global de la vie qu'est l'essence des choses vraies, senties et ressenties par n'importe qui et par tout le monde.

Sans nul doute, les rapins des Beaux-Arts sont entrés dans le même jeu. Mais à leur univers de plus grandes dimensions ; à la taille de celui qui sait mieux son métier ; à la mesure d'un esprit qui sait user de l'ironie, à la rigueur d'une logique qui, sortie toute seule des faits, démontre l'évidence. Ainsi il porte plus loin et devient, comme en mai 68, événement historique.

C'est une raison de plus de lui donner valeur d'art du peuple et de nous faire un devoir d'en préparer la naissance et d'en poursuivre l'éclosion dans les contingences de l'Ecole du peuple.

Elise FREINET

(1) Alain - Système des Beaux-Arts.

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