EDITORIAL

Les vastes expositions de nos congrès d'École Moderne sont, chaque année, comme une explosion d'un printemps de l'art; un art d'enfance qui va de concert avec la grande floraison de la nature qui  sert de décor à tant de routes convergeant vers le pôle du grand rassemblement fraternel. Et l'âme des participants en est un instant allégée, grisée par les paysages de l'imagerie universelle, celle de la terre et celle de l'enfant, prodiguée avec la généreuse profusion des mêmes énergies vitales.

Cependant ces forces de nature ne se prodiguent pas en spontanéité gratuite, elles ont une naissance et un destin : la terre couve ses semences avant de leur donner l'élan de l'éclosion. Et enfant ne livre les siennes que dans un climat de faveur et de ferveur dont chacun de nos éducateurs suit la lente mise en place dans la chaleur des infinies présences. Et, au-delà des créations attentives, qui dira jamais les prodiges d'efforts et d'initiatives pour mettre en place tant de bouquets qui vont valoriser une exposition ? A force de courage, d'initiatives conjuguées, de gestes inlassablement fraternels, une fois de plus, une belle exposition matérialise les aptitudes créatrices de l'enfant dans une libre expression qui a l'élan et l'impétuosité du flot.

C'est jusqu'à ce dernier aboutissement d'une mise en place exigeante et héroïque de l'oeuvre enfantine que se prend la part du maître. Il n'est pas inutile de le redire à tous ceux qui, venus les bras vides et l'âme inquiète, ne savent encore « où se prendre ». Devant chaque paysage de la sensibilité enfantine qu'est une peinture, si intimement associée à un ensemble, il faut qu'ils sachent quel chemin et quel itinéraire ont été parcourus : les regards du maître ont été présents aux premiers traits lancés sur la feuille par la main de l'enfant, ils ont suivi le déroulement d'une arabesque organisatrice, les tâches tâtonnantes  des couleurs minutieusement apprivoisées, ils ont assisté aux dernières touches qui préparent des oiseaux libres. C'est à la suite de tant de patiences venues de l'enfant et de tant d'égards nés de l’attitude aidante du maître, qu'une exposition peut témoigner d'une valeur de sensibilité et d'expérience qui touche à une spiritualité culturelle.

Alors seulement, l'éducateur a le droit de parler, de conseiller, de critiquer parce qu'il sait, en toute connaissance de cause, de quelles valeurs, de quels impondérables accents a été faite une expression artistique en totalité concluante. En possession d'une voie de l'efficience on peut affirmer que tous les enfants sont artistes comme ils sont poètes et on a le devoir d'exiger que soient remplies les conditions les plus favorables aux activités artistiques des enfants : surfaces et espaces appropriés, installation et matériel convenables, horaires favorables, disponibilité des maîtres, programmes adaptés à une orientation artistique pratiquée dès la maternelle.

A l'heure où le colloque d'Amiens a mis au nombre des revendications urgentes l'expression artistique à tous les degrés de l'enseignement, nous devons prendre nos responsabilités pour des activités éducatives qui nous sont depuis si longtemps familières : des expositions circulantes de peintures d'enfants doivent être mises en route dans chaque département avec l'accord des autorités administratives. Des causeries organisées à l'appui de ces circuits bénéficieraient de projections de nos films documentaires et démonstratifs de notre pédagogie.

Mais pouvons-nous vraiment compter sur tous nos maîtres ? Ne sommes-nous pas dans l'obligation de constater une défaillance regrettable des classes de plus de dix ans ? Le dessin y perd, hélas ! progressivement ses droits au profit des disciplines incluses en priorité dans les programmes qui conditionnent les examens.

Il nous faut réagir contre un état de fait qui risquerait de nous faire perdre ce rôle d'instructeurs d'avant-garde qui est une des caractéristiques d'une expérience artistique déjà si longue et si concluante. Nos camarades exerçant dans des écoles de village peuvent jouer un grand rôle dans ce redressement de situation. Dans leur école, une continuité de classe à classe s'établit dans la pratique pédagogique et le dessin et la peinture bénéficient de cette continuité en faisant la preuve que, par la méthode naturelle de la libre expression, le hiatus de l'adolescence est évité.

Nous savons bien que dans les écoles de ville le problème de l'éducation artistique et de sa continuité rencontre bien des obstacles. Chaque maître retrouve à la rentrée des élèves nouveaux pour lesquels l'initiation à l'expression artistique doit repartir de zéro. En fin d'année tout ce qui a pu être gagné est irrémédiablement perdu au seuil de la prochaine rentrée scolaire. Il faut espérer que dans le plan de- rénovation pédagogique prévu par l'Éducation Nationale, des accommodements puissent permettre un prolongement nécessaire de toute expérience pédagogique et du dessin en particulier.

Quoi qu'il en soit, il faut partir de ce qui est : c'est l'enfant qui doit se découvrir lui-même comme se redécouvre sans cesse Picasso aux limites d'une vieillesse toujours rayonnante. Cette sincérité de vivre qui est l'apanage de l'enfance et de l'adolescence, il nous appartient d'en reconnaître la trace dans les balbutiements mêmes des oeuvres graphiques et picturales. Ces improvisations maladroites et hésitantes n'auront aucune prétention d'art, mais elles n'en seront pas moins significatives d'une façon d'exister dont le plus grand mérite sera d'échapper à toutes les règles des laborieux apprentissages scolaires. Par des actes réussis, au long de tâtonnements sans cesse réajustés, l'adolescent, tout comme le petit de la maternelle, arrivera à découvrir son style et à l'affirmer par la ligne et la couleur.

Dans le climat de détente et de confiance de nos classes Freinet, des expériences personnelles peuvent très tôt s'épauler les unes les autres dans une œuvre collective. La mise en chantier de fresques de grande surface où plusieurs élèves travaillent à la fois est une excellente occasion de libérer les initiatives et de donner libre cours à une fantaisie si proche du rire et qui est l'une des armes de l'adolescence. Point n'est besoin de délimiter d'avance un thème à exploiter, de rechercher au départ une mise en page et un équilibre des masses. Rien de méthodique ne doit être imposé. Il faut laisser nos jeunes retrouver les sentiers de leur enfance la plus lointaine et dont le non-conformisme était la loi : un instinct oeuvrant en pleine naïveté va toujours vers un aboutissement.

Il ne s'agit que de commencer. Il faut savoir accueillir les valeurs brutes de la jeunesse pour qu'elles deviennent conscientes et attentives de leurs perspectives à venir.

Face au monde, loin des soucis de l'école, il nous faut redonner un sens nouveau à l'art de nos enfants. Un art qui sera dépouillé de toute prétention à la beauté et à l'objectivité conformiste. Alors, tous ensemble, les enfants et les adolescents du monde, passionnés du besoin de vivre, libres de leurs découvertes, sauront nous signifier leur réelle présence, allégée des vaines servitudes qu'une fausse éducation leur a jusqu'ici imposées.

ÉLISE FREINET

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