UNE AFFAIRE DE BOUILLON

En cette fin de septembre 1966, nous sommes vingt-sept « transitions », vingt-six garçons et filles et moi, qui débutons en dessin libre.

D’abord, on dessine comme on le sait…

Puis, nous nous mettons d’accord : nous convenons que nous ne copierons plus les illustrations des manuels ou les images, que nous délaisserons la règle et la gomme.

Cette révolution désoriente. Mais on joue le jeu : on crayonne un bonhomme, un animal, une fleur, un arbre… Péniblement, on cherche quelque chose : une idée. On utilise les outils familiers, ceux qu’on maîtrise le mieux, ceux auxquels on est habitué : le crayon à papier, les crayons de couleur, les petits feutres et le cahier de dessin. D’ailleurs on dit dessin, on ne dit pas peinture…

Une, deux, trois idées naissent, hésitantes et timides. Le format n’excède jamais quinze centimètres au carré. Nous confrontons ces premières trouvailles :

Il est « bien » son oiseau !

Et son arbre, M’sieu !

C’est vrai qu’il est amusant, ton arbre !

On cherche quelques semaines… Avec les premières cotisations de la coopérative, nous achetons de « grandes » feuilles à bon marché : une rame de papier à duplicateur à encre 44 x 56. Je propose à Monique :

Ton arbre, là, si tu le dessinais plus gros ?

Aussi grand que cela ?

Oui. Si tu peux. Essaie toujours ! Allez, vas-y !

Nouvelle perturbation : le format. On ne recule pas. En dessin, on a de la bonne volonté. On tente, on verra bien ! Le premier mouton se lance, le reste du troupeau suit, parfois d’assez loin certes, mais l’adaptabilité n’est pas notre caractère.

A l’examen de ce que cela donne, on se rend vite compte des vides. Si le format a grandi, la pointe n’a pas grossi. C’est maigre, c’est nu : il faut garnir. Comment ?

Nous observons de vraies feuilles, de vrais arbres, des photos d’animaux. Nous regardons de plus près les gravures de manuels anciens, des timbres-poste. Nous découvrons les hachures, nous sentons les valeurs.

Nouveau bond. On se met au travail. D’abord on griffonne ; puis les graffitis se précisent, se disciplinent, s’assurent : ils prennent forme…

Depuis octobre, le placard contient des pastels et de la peinture. Le circuit de dessin auquel je me suis inscrit arrive. Tiens, ailleurs on peint ! Mais on rit. Un pinceau dépayse, on devient gauche, seuls quelques-uns -rares- s'y hasardent, sans grand résultat. On reste fidèle à sa plume ; pourtant, on consent à adopter l’encre de Chine.

Et on s’y maintient… Peu à peu, au fil des semaines, au fil des mois, on évolue… Une ambiance de travail naît. On cherche, on crayonne, on griffonne… On confronte les ébauches ; cette confrontation coopérative est permanente, spontanée ou provoquée. On reprend, on enrichit, on rassemble plusieurs idées, on tâtonne… On reprend à nouveau : le crayon s’affirme, l’esquisse se dessine ; ça mûrit… Les réussites stimulent, les compliments de St-Avertin, de Neuvy-Pailloux ou d’ailleurs, flattent l’enthousiasme et la foi de Jeanne Vrillon dopent, subliment plutôt. Rassuré d’être sur la bonne voie, on y va.

Ce n’est qu’au bout de quelques mois que nous arrivons à la couleur… par la tapisserie.

Aujourd’hui nous continuons d’évoluer, d’ailleurs. En dessin, je crois, notre « transition » vit. Elle connaît ses mortes saisons certes, mais ses périodes de fécondité aussi… Au début, comme on dit, je me suis lancé, j’ai plutôt agi intuitivement ; mais, peu à peu, j’ai davantage pris conscience. J’ai surtout pris conscience que si nous réussissons assez convenablement, ce devait être une affaire de climat, sans doute. Très probablement, une affaire de bouillon !

ALFRED JOULIN

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