LA DECOUVERTE DE L’INJUSTICE

« L’enfant qui fait à chaque instant la preuve de ses aptitudes créatrices, qui sans cesse imagine, crée, ne peut être compris que par une psychologie de mouvement tout entière à découvrir » (E.Freinet.), mais que la pédagogie Freinet nous fait pressentir et entrevoir.

Le père de J.P. a été tué dans un accident de voiture peu avant les petites vacances de février. Pour essayer d’éviter un traumatisme affectif, toujours possible dans semblable cas, la mère emmène les enfants à Paris…

Ils visitent la capitale.

A son retour, J.P. évoque pour la première fois la mort de son père, devant nous. Il le fait avec une étonnante sérénité…

- Mon père mort. Mais il est toujours vers moi. Parfois je me représente mon père… mort. Et je vois son âme qui monte au ciel… une âme toute blanche en forme de cœur, presque transparente. Elle traverse un tapis de nuages. Tout à coup elle aperçoit la foule de toutes les âmes des morts. Celles des hommes tués par la misère, ou morts à la guerre.

Puis sans transition apparente, avec une véhémence inattendue, le voilà qui dresse contre les « riches », contre la société, un acte d’accusation impitoyable. Il lance comme un défi le titre de son réquisitoire : « Les misères sur terre ».

« Regardez-vous, les riches… Regardez ces millions d’hindous qui crèvent de faim. Regardez, bandes d’avares, de voleurs… »

Comment expliquer ce brusque changement ? Par quelles obscures transitions J.P passa-t-il du choc de l’événement à cette révolution d’âme qui marquera pour lui un commencement du monde ? A ses yeux d’enfant habitués à contempler la terre et les cieux, le monde hostile s’est brusquement révélé.

La vie, nous dit Freinet, « est une course d’obstacles ». J.P.vient d’en prendre le départ - et la première haie fut dure à affronter. Le choc a déchiqueté son élan.

« Il y a eu refoulement… un refoulement qui arrête et entame d’abord la puissance dynamique de l’être, qui creuse comme un vide brusque, accompagné de remous et de tourbillons. L’être inquiet tente aussitôt de combler le vide, de dominer ce remous, de retrouver son équilibre et d’orienter à nouveau le tourbillon dans le sens de la vie. » (C.Freinet.)

J.P. élevé spirituellement dans l’acceptation de son destin, a imité naturellement le comportement noble de sa mère face aux événements profonds de la vie. Mais une âme d’enfant n’est pas une âme d’adulte forgée à l’expérience des faits, pouvant admettre et ériger en règle de vie de telles valeurs psychiques :

« Le choc reçu laisse parfois une cicatrice indélébile longtemps douloureuse, suscitant des réactions multiples, qui tendent à redonner l’équilibre indispensable pour la reprise de la marche en avant. »

Autour du souvenir de la mort du père s’amassaient les concrétions psychiques nées de l’exemple, et des explications, que la mère avait tenté de fournir à l’enfant. Mas un événement singulier, l’injustice dans le monde, confirmation de celle qu’il avait cruellement ressentie, suffit à dissoudre la gangue qui emprisonnait le souvenir ; Comme un flot longtemps contenu, celui-ci revient à la charge… il trouve « sa brèche » dans la brusque prise de conscience des injustices humaines… Un voile se lève sur un coin de monde jusqu’alors ignoré. Toute la révolte qui sommeillait en lui à l’état latent déferle sans retenue.

Par un phénomène de cristallisation, si souvent ressenti dans les groupes vivant en pleine entente, la classe entière a brandi l’étendard de la révolte.

L’événement singulier devient l’événement du groupe et de chacun.

La peine de J.P. les émeut, son indignation les soulève. Rapides comme des flashes, les observations jaillissent.

« Un homme dort sur le trottoir, un passant le heurte… Il ne s’excuse pas. »

« A la boulangerie entre un bourgeois. Il demande un pain et dépose l’argent. La vendeuse est occupée ; la main de l’homme s’avance lentement : d’un geste innocent il reprend l’argent. Personne n’a rien vu… sauf moi. »  Joëlle.

« Près du métro, il joue du pipeau. Un pipeau tout rafistolé… sans doute sa seule richesse. Un homme passe indifférent et du pied heurte sa sébile. »

« Un homme joue du violoncelle. Près de lui sa casquette. Passe un jeune voyou : il crache dans la casquette. »

Sur le chantier : « C’est la fin de la journée. Les blancs ont travaillé, les noirs aussi. Ils seront moins payés… Où est la justice ? »  Stéphane.

Dans une foire : « Un manège tenu par des gitans ; un enfant traîne sa mère vers les chevaux de bois. J’entends la mère qui chuchote :

- N’y va pas ! N’y va pas ! Ils vont te voler »  Joëlle.

Les images singulières de J.P. ont ravivé chez les autres des souvenirs oubliés. Les mots, dans leur enveloppe rigide, emprisonnent les émotions, et s’adaptent mal aux soubresauts de la conscience.

Alors, d’instinct, les enfants adoptent le crayon. Le crayon devient outil d’exploration, pour mesurer chez les autres, à différents niveaux de profondeur, le retentissement de nos états d’âme… et c’est, dans cette série de dessins rapides, l’enfance dans sa turbulence et son dynamisme, l’enfance téméraire animée de principes de vie profonde, aux possibilités de recommencement.

Les hommes, les animaux rendus à leurs vertus premières se « reconnaissent » comme aux premiers âges du monde. L’enfant retrouve sans effort la bonté naturelle, simple, et le crayon médiateur devient alors l’outil d’analyse des pulsions exprimées.

Certains de ces croquis sont empreints d’une telle densité d’expression, d’une telle valeur humaine, que l’adulte en demeure confondu.

Les scènes sont campées avec un sens aigu du détail suggestif.

Chaque élément fixe le décor avec une étonnante mesure, dans un trait que l’on juge davantage dans son élan, dans ce qu’il évoque, que dans le résultat.

« Leurs qualités artistiques et surtout humainse s’expriment sur une longueur d’onde que ne captent pas les concepts intellectualistes des lois, des chiffres et des instruments. » (E.Freinet.)

C.BERTHELOT

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