LE DESSIN

REVELATEUR DE LA VIE AFFECTIVE DE L’ENFANT

A. EVOLUTION ET LIQUIDATION INCOMPLETE D’UN SENTIMENT DE JALOUSIE

fig.1   fig.2     fig.3   fig.4

L’exemple choisi se situe entre octobre 1941 et mai-juin 1942. Depuis la rentrée de Pâques de  1941, Bernard (4 ans 6 mois), fréquente l’école à classe unique de Ste-Pazanne (L.-A.) autorisée à recevoir une section enfantine. Depuis près de dix ans, la pédagogie Freinet domine les activités scolaires de la classe même si, pendant l’occupation, il n’est pas possible de la développer totalement. Pour Bernard, l’expression libre par le dessin est toute naturelle déjà.

Réfugié de Normandie avec ses parents, Bernard a vécu, alors qu’il n’était âgé que de trois ans, l’aventure terrible de l’exode de juin 1940. Il a connu les bombardements et les mitraillages au sol sur les routes encombrées et sanglantes.

Le souvenir des spectacles violents dont il a été le témoin l’a sensibilisé à la notion de la mort horrible.

Aussi, le 18 octobre 1941, seize mois après cet événement, remonte à la mémoire de Bernard un souvenir épisodique qu’il traduit de façon simple et tragique à la fois (fig.1). Dans un ciel zébré du rouge des éclatements, vole une escadrille d’avions larguant leurs bombes. Près de la route, sur la gauche, en bas, un cadavre est étendu, sans bras, peint de couleur verte. Deux personnages debout à droite, de l’autre côté de la route, suivent les vols avec inquiétude. Celui de droite tiendrait une mitraillette. « Tout le monde a peur » explique Bernard. L’ensemble, dans la simplicité des moyens mis en œuvre, est hallucinant. La sensibilité à vif de l’enfant s’y trouve clairement exposée.

Pendant les mois suivants, Bernard use du dessin libre ; il s’y exprime et verbalise ses productions sans difficulté.

Brusquement, le 23 mai 1942, dans un dessin spontané qu’il veut intituler « On s’en va à la foire », dessin très riche où l’observation s’exerce avec fruit, Bernard met en évidence dans le ventre de la jument (c’est lui qui précise qu’il s’agit d’une jument) sept petites formes. Il n’hésite pas à dire que « ce sont les petits qu’elle va faire » (fig.2). La jument est colorée en vert.

Les jours suivants, Bernard dessinera beaucoup de femelles d’animaux porteuses de petits.

Le 8 juin  1942, à propos du dessin « On fauche le foin », Bernard ne s’étend pas (fig.3). Le maître et toute la classe savent que la maman du garçon attend un bébé. Bernard sait où se trouve le futur bébé. Inconsciemment, il transpose la réalité sur le plan animal. Comme benjamin d’une famille de trois enfants : Mauricette, 12 ans, Huguette, 9 ans, Bernard a souvent été gratifié. Aussi, malgré l’affection dont on continue à l’entourer, il sent monter en lui de la jalousie, de la rancœur contre « l’autre » qui doit survenir. Il se replie sur lui-même, car il sent s’effriter son sentiment de sécurité.

Nous allons vérifier qu’il s’agit d’une véritable fermentation dramatique, beaucoup plus sérieuse et profonde que ne l’estiment généralement les adultes mal informés. Entre autres, les travaux d’Henri Wallon, de Charles Baudouin, d’Edmund Ziman, de Madeleine Rambert, ont mis l’accent sur cet aspect de la rivalité fraternelle : le complexe de Caïn, né de la jalousie.

Ce n’est pas sans une évolution subtile, ce n’est pas comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu que se présente, le 12 juin 1942 (fig.4), la scène funèbre de « l’enterrement de la maman et du bébé ». Dans la suite des personnages, une place est assignée à chacun. Avec une extrême modestie de moyens, Bernard réussit à donner à la composition une allure à la fois simple et sévère. Tous les personnages, sans visage détaillé, sont traités en cortège. Il faudrait s’arrêter longtemps sur presque tous les éléments du dessin, interpréter leur sens symbolique. Tenons-nous en au titre. Il éclaire suffisamment le problème. Le sentiment de jalousie est devenu si exigeant qu’il développe l’agressivité au summum. Non seulement contre l’intrus, mais contre la maman elle-même, pourtant bien chérie.

fig.4   fig.5   fig.6  

On aurait pu penser que cette explosion graphique symbolique permettrait la liquidation du drame intérieur. Or, dans le dessin du 20 juin 1942 (fig.5), Bernard reprend une figure naguère familière, en la transférant à nouveau sur l’animal. Quoi de plus normal, en apparence, que ce dessin si on le compare aux précédents réalisés depuis un mois ? On remarquera cependant un enrichissement : le personnage qui manie la fourche ou la faux possède deux bras figurés en épaisseur. Pour la première fois, le visage se complète par des yeux, un nez, une bouche. Il semblerait que l’état névrotique dans lequel se débat Bernard facilité pour un temps ses acquisitions. Verbalisant son dessin, le garçon explique aussi la présence des deux petites masses dans le ventre de la jument, alors qu’on pouvait penser qu’il s’agissait de deux petits. « Le p’tit jeune, il bougeait toujours dans le ventre de sa mère. Alors sa tête s’est cassée. Il est tué maintenant ! »

Il paraît donc bien certain que symboliquement Bernard a renouvelé par deux fois le crime de Caïn. Qu’on se rassure ; chez l’enfant jeune, ce vœu de destruction tant à l’égard de la mère (considérée comme responsable) que du bébé-rival est moins cruel en définitive qu’il ne se manifeste. En effet, l’enfant ne saisit pas ce qu’est la mort ; pour lui, ce n’est qu’une absence, un départ. Quoi qu’il en soit, l’agressivité, l’affirmation de soi, la domination de l’intrus ont tiré leur source de la même note affective : la jalousie.

Enfin, le 22 juin 1942, une petite sœur naît, bien vivante : Lucienne.

Le 23 juin 1942 (fig.6), Bernard note la naissance par ce dessin qui veut représenter sa maison. On remarque ici quelques caractères du dessin suivant Luquet ; en particulier le « mélange des points de vue » et « le rabattement ». L’attention est attirée par ce qui est désigné comme le lit de Lucienne, là où elle dort. Il est énorme et tient une place considérable, tout à fait en dehors de la réalité. La maman « malade » gît dans un lit plus petit. Le papa et une voisine venue l’aider s’affairent. Relégués à gauche, séparés du reste, trois lits curieusement tracés, les lits des sœurs aînées et le sien.

On ne peut pas ne pas être frappé de la régression dont témoigne ce dessin. Une seule couleur est utilisée : le bleu froid. Le trait se montre exceptionnellement nerveux, mal assuré. Bernard dessine cette « arrivée » sans enthousiasme. Il n’a pas trouvé en lui l’élan nécessaire à un beau compte-rendu- affectif-actif. L’impression d’exclusion des autres enfants est nette.

    fig.7 fig.8   fig.9

Quelques jours passent. Bernard dessine peu, n’importe quoi, sans intérêt. Il faudra attendre le 26 juin 1942 pour qu’apparaisse un sujet amusant. Il s’agit du « Bal de noce » (fig.7). Au centre, le couple des mariés ; elle, vêtue de rouge (c’est beau le rouge !), plus importante que son mari, valse avec lui parmi les autres personnages, mesquins par leur taille. Il s’agit réellement d’une noce campagnarde, que fait danser un seul musicien trompettiste, juché sur son estrade. La verbalisation explicite les intentions de Bernard assez en verve. V’est lui-même qui « rigole à faire le fou », à droite et en bas du document. Tous les visages demeurent incomplets. Ils le seront longtemps encore.

Pendant les mois suivants, puis au cours préparatoire, les dessins libres s’enrichiront d’intention et de matière. Souvent, ils se présenteront figés et comme empreints d’un climat obsessionnel. Tel celui-ci (fig.8) « Au printemps » réalisé en avril 1943, si chargé de symboles agressifs et en même temps de besoin de protection. La frustration vécue à l‘occasion de la venue au monde de la petite sœur ne s’est jamais complètement liquidée ; de plus, le climat d’insécurité né de la guerre qui se poursuit et dont il a connu l’éclatante horreur à une période sensible de son existence, a maintenu et sans doute exacerbé la tendance schizoïde de Bernard, ce petit garçon doux, timide qui, un jour, a tué symboliquement sa mère et l’enfant qu’elle portait en elle.

Seule, une suite de dessins spontanés pouvait permettre légalement ces expressions métaphoriques, par un enfant inconscient des éléments dramatiques qui le hantaient et dont il se délivrait en partie.

Classiquement, la jalousie fraternelle  se manifeste à deux niveaux, contre le tiers qui s’interpose dans la relation  « mère-enfant » et contre la mère elle-même. Ce sentiment « tire son origine dans la confusion de soi et de l’autrui. Il est fait d’une identification positive à celui qui est envié et d’une frustration… Des comportements divers le prolongent qui vont de l’agressivité manifestée à la passivité de rumination vengeresse, parfois délicieusement amère… Le sentiment ne reste pas toujours dans les limites habituelles. On le retrouve en psychiatrie infantile et adulte sous des formes diverses : soit des troubles de comportement, soit des fixations ou des régressions en fonction des complexes de Caïn ou d’Œdipe… » (cf. article : « Jalousie » in « Vocabulaire de psychopédagogie  et de psychiatrie de l’enfant » par R.Lafon, Ed. P.U.F, p 344). Le thème de la rivalité fraternelle a été remarquablement traité par Charles Baudouin dans son bel ouvrage sur « L’Ame enfantine et la psychanalyse » (Ed. Delachaux et Niestlé), p. 25 à 40. Rappelons, à cette occasion, que Freinet avait entretenu une correspondance intéressante avec Ch. Baudouin vers les années 30, et que Ch. Baudouin avait pris parti pour Freinet lors de l’affaire de St-Paul-de-Vence (cf. p. 183-184 du 2ème tome du livre cité).

Pour ceux des lecteurs curieux des notions de symbolisme de la couleur, il est conseillé l’étude de « La conquête de la couleur » de R. Maurel et J. Brunais parue en 1956 aux Editions Denoël.

B. EXPRESSION D’UN VIF SENTIMENT D’INSECURITE TRANSITOIRE

Ph., 6 ans 8 mois, a gribouillé librement dans sa famille dès qu’il a été en mesure de le faire. Puis il a dessiné.

Gribouillis et dessin ont constitué pour lui une forme normale d’expression évoluant de pair avec le langage courant. Son vocabulaire est riche pour son âge.

Jusqu’à présent, il a vécu avec ses deux sœurs aînées entre ses parents. Et voici qu’au cours du mois de novembre 1949, pour des raisons d’ordre professionnel, sa maman est appelée à travailler à la ville, à cinquante kilomètres de la famille, qu’elle quitte du lundi matin au samedi matin. Les deux sœurs de Ph. sont elles-mêmes pensionnaires dans un collège. Ph. se trouve donc brusquement seul avec son père et une très jeune employée de maison.

Malgré l’affection dont il est entouré, malgré les retours réguliers de sa mère, Ph. éprouve un sentiment de vive frustration, cependant qu’une véritable détresse s’empare de lui. Sa détresse, il ne pouvait manquer de l’exprimer un jour ou l’autre dans ses dessins comme,  en d’autres occasions, il a manifesté ses joies par le même truchement.

Cela s’est produit, de façon sensible, le 25 novembre (fig. 9). Au verso de son dessin, Ph. A écrit : « Les merles ont que le père. La mère est morte ; les piverts sont tout seul. »

On sait que souvent, chez l‘enfant jeune, l’idée de mort est simplement associée à celle de départ. Toute la sympathie de Ph. va vers les « pics-verts » orphelins, mais il préfère « les merles » dit-il, car « ils ont encore leur père. »

La métaphore vécue est transparente. D’autant plus que « les merles », dans leur nid, le cou érigé, constituent une famille de trois enfants, comme celle de Ph.

Il serait sans doute intéressant d’analyser de près le dessin. Mais une observation semble plus souhaitable. Pour mieux comprendre, il faut examiner la fig.11, reproduction d’un dessin réalisé quelques jours plus tôt et qui porte déjà des détails symptomatiques d’un trouble affectif, à savoir : les cicatrices du tronc de l’arbre à gauche, l’indication d’agressivité marquée par les angles aigus du sapin, et la présence de ces immenses mais inquiétants champignons vénéneux (ils ont été indiqués comme tels par Ph.). le tracé est ferme, précis, sans « repentirs » selon la technique habituelle et caractéristique de Ph.

    fig.10   fig.11  

Réexaminons maintenant le tracé de la fig. 9. Il donne une impression de nervosité, de manque d’assurance. Il semble qu’on ait traduit une émotion considérable qu’on ne peut plus masquer. Ce dessin est un acte d’angoisse. L’émotion se retrouve dans l’écriture dont l’affaissement de la direction générale de la ligne sur la droite, est si caractéristique en graphologie où elle appelle l’attention sur l’affaiblissement du tonus.

C’est ce qui paraît ressortir présentement. En classe où, malgré son jeune âge, Ph. suit convenablement un C.E.2, la maîtresse remarque, à la fin du mois, « moins bon travail, manque d’attention ». La moyenne mensuelle a baissé, ce qui affecte beaucoup Ph. Et voici qu’au début du mois de décembre, la fièvre s’empare de lui. Fièvre que le médecin consulté considère comme atypique et sans gravité. De fait, Ph. se remet bien après quelques jours de repos au lit, pendant lesquels il exécute un nombre considérable de dessins. Après les vacances de Noël, en janvier, les progrès se poursuivent et Ph. ne donne plus d’inquiétude pour sa santé.

Par chance, en octobre suivant, toute la famille se retrouve définitivement réunie. Le 10 de ce mois, Ph. exprime plastiquement sa joie (fig. 12). Solide sur son cheval, il sonne du cor, face à l’avenir. Son écriture de nouveau est bien équilibrée.

fig.12
 

 

Le sentiment aigu d’insécurité et d’angoisse, dramatisé peu à peu, pendant le premier mois du départ de la maman, s’est bien liquidé. Le dessin en a été le truchement, comme il le sera près d’un an plus tard, lorsqu’il attestera que tout a été surmonté et que Ph. a repris un bon départ prometteur pour l’avenir.

Maurice Pigeon

Docteur en psychologie

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