ACCUEILLIR, PARTAGER,VALORISER

Accueillir, partager, valoriser les images poétiques, musicales et gestuelles qui naissent spontanément de la joie de vivre enfantine dans le même temps où l'on accueille, provoque, valorise ces autres images poétiques que sont les dessins, les peintures, les modelages, les travaux manuels de tous ordres, marque de la sensibilité enfantine, c'est entrer résolument dans le domaine de l'art enfantin. Un art qui est avant tout, qu'il s'agisse d'expression gestuelle, parlée, chantée ou plastique, la forme la plus naturelle d'expression poétique spontanée du monde et de l'homme.

En vivant avec nos petits cette grande aventure de l'art enfantin, nous éprouvons la force vivante de la poésie, cette manière chaude, sensible, fraternelle d'appréhender l'univers et les hommes, d'inventorier et d'exalter la condition humaine, cette manière de vivre qui est naturellement celle de nos enfants dans les démarches premières desquels naît toute poésie authentique. Parce que spontanément ils balbutient le monde et l'homme, ils les invoquent, ils les nomment, ils s'identifient à eux, il les réinventent, ils se les approprient de la même manière à la fois lyrique et hardie que les chasseurs préhistoriques invoquant en les dessinant sur les parois des cavernes les bisons et les toros escaladant leurs falaises.

La foi créatrice enfantine, ce pouvoir inné de recréer le monde à son image, au rythme de sa joie de vivre, révèle l'enfant à lui-même et nous le révèle à nous-mêmes. Parce qu'elle abolit les frontières entre l'imaginaire et le réel, elle décuple ses possibilités créatrices, multiplie ses pouvoirs, accroît son impression de puissance. Laissons l'enfant, comme l'artiste, recréer le monde à son image et prendre, ce faisant, conscience et possession de lui-même.

Permettons-lui de maîtriser ses émotions en les exprimant, d'éprouver sa propre certitude d'être existant et pensant, oeuvrant le monde et lui-même en toute joyeuse confiance.

Soyons assez sages pour ne pas vouloir substituer notre logique desséchante d'adulte à son naïf pouvoir d'enchantement mythique.

 

Sachons répondre à sa quête confiante par une faculté illimitée d'accueil, lui offrir notre attentive présence, «voir » avec lui et accepter ces images neuves qu'il nous donne du monde et de lui-même. Sachons aussi créer l'atmosphère favorable à l'éclosion de ces langages poétiques, car cette activité a ses lois et ses exigences : lois du rythme et des sons, lois des mots et des images, lois des formes et des couleurs que nos enfants ne découvriront peut-être jamais, mais dont ils s'approcheront inconsciemment par une culture de leur imagination et de leur sensibilité dont ils sont, au cours de très nombreuses expériences tâtonnées, les propres artisans. Encore faut-il que nous soyons nous-mêmes sensibles à la véritable poésie, que nous sachions en reconnaître l'authenticité d'oeuvre vécue, riche de valeurs et de significations, qui éclaire d'un jour particulier, celui de la vie intérieure du poète, une réalité plus large, celle du monde des vivants, celle même de la vie quotidienne.

En suivant l'évolution des œuvres de nos petits, en voyant comment ils retombent facilement aux balbutiements spontanés dès que l'atmosphère de la classe se défait et ne les soutient plus, nous comprenons que cette expression poétique ne peut s'épanouir et fleurir que si l'enfant, comme l'artiste, peut faire librement de très nombreuses expériences dans un milieu riche et valorisant.

Nous comprenons alors quel engagement doit être le nôtre dans cet échange constant des sensibilités qui est dans ce domaine l'action éducative par excellence. Comme nous devons veiller à n'offrir à nos enfants que des oeuvres authentiques et exaltantes, écarter résolument et à tout jamais ces images banales, ces chromos, ces timbres, ces dessins au tableau qui bloquent son imagination et appauvrissent sa sensibilité. Leur faire éprouver et aimer les richesses naturelles et équilibrantes, les amener à pénétrer les éléments, à s'enraciner dans leur milieu naturel et social par une re-création lyrique de ce milieu. Expériences gestuelles, verbales, plastiques, musicales, toutes seront à la fois culture de la sensibilité et de l'imagination et activité de l'esprit. Plus encore, elles deviennent peu à peu, à mesure que l'enfant grandit, formatrices du caractère : regarder le monde avec ses propres yeux, le traduire avec ses propres moyens, c'est aussi se préparer à refuser le conformisme et la bêtise, à accepter l'en­trelacement des contraires, à reconsidérer à même leur base et à en éprouver la justesse des notions, imposées par nos aînés, à éprouver à la fois l'illimité de la pensée et l'insuffisance de ses moyens, à assumer enfin sa liberté devant l'œuvre à accomplir dont il est personnellement responsable.

Dès lors l'attitude essentielle pour l'éducatrice est de s'accepter elle-même comme compagne de l'enfance, en apprenant à voir dans chacune de ses démarches une valeur humaine qui s'exprime et trouve sa signification en fonction de l'actualité de son être : Et ce n'est pas si commode, dans les petites sections des écoles maternelles, de ne pas redresser le trait biscornu, de ne pas nettoyer d'autorité un pinceau ébouriffé,  de ne pas exiger la couleur pure, de ne pas limiter le gâchage de matière, de ne pas ordonner, détruire, commander, dévitaliser l'informe en y projetant le formel, d'aimer le premier barbouillage et d'y découvrir un sens ! Cependant, sortant de ces premières taches de couleurs et pour peu qu'une attitude aidante ait su encourager l'enfant, voici que vont surgir les premières formes auxquelles il va donner un nom. Du geste rond auquel est parvenu l'enfant, il naîtra alors, sous la suggestion plus ou moins vive du milieu, de l'institutrice, des camarades, toute une suite de genèses révélatrices de l'univers enfantin : genèses de bonshommes, de maisons, de bateaux, d'autos, d'animaux, d'arbres, de fleurs, que l'enfant élabore en tâtonnant, qu'il abandonne et reprend au gré de ses réussites et des encouragements reçus. Dans cette communauté accueillante qu'est l'école maternelle, il apprend à renouveler le miracle de sa réussite fortuite car on la lui fait apparaître, on lui en fait prendre conscience dans un climat de sympathie et d'enthousiasme, on expose son œuvre parmi celles de ses égaux, on l'introduit dans la discussion fertilisante parce qu'elle met en partage la vie du cœur et de l'esprit.

C'est dans ce monde chaleureux que l'institutrice va, par ses apports, provoquer la rencontre de l'enfant avec l'objet dans son sens le plus large de situation vécue. Si l'institutrice sait faire vivre ses enfants dans la familiarité des choses belles, si elle fait aux créations, aux trouvailles, aux tâtonnements de ses petits un accueil illimité, si elle sait encourager tout en donnant le goût du travail bien fait, celui de la pensée sincère, de la critique constructive et de la camaraderie active, il lui restera encore à créer les conditions techniques de l'art enfantin.

Provoquer, avons-nous dit, la rencontre de l'enfant avec l'objet, mais aussi son combat avec les matériaux les plus variés : crayons, stylos à bille, encres de chine et encres d'imprimerie, verre, lino, papiers, peintures et pinceaux, terre à modeler, tissus et fibres variées : laines, soies, raphia, corde, bois, etc.,.. en bannissant résolument tous les travaux manuels qui ne font appel qu'à l'habileté mécanique : ni tissage, ni enfilage, ni canevas, ni piquage, ni moulages de formes données, ni coloriage, ni aucun travail artisanal où l'invention ne peut trouver place.

Il va de soi que la première condition requise sera d'avoir suffisamment d'espace pour que la classe puisse être installée en ateliers, le matériel de peinture, dessin, découpage-collage, décoration, tapisserie, monotypes étant collectif, les enfants et la maîtresse circulant de l'un à l'autre.

Ce mot d'atelier est particulièrement évocateur d'une réalité complexe et multiple, d'un conditionnement à la fois matériel et social, d'un compagnonnage oie la spontanéité donne naissance au projet, où le projet devient oeuvre, où les démarches, les initiatives, les enthousiasmes sans cesse s'interpénètrent.

L'enfant qui porte en lui-même l'image chaude, colorée d'affectivité, du monde qui l'entoure, va oeuvrer en fantaisie et en expressivité sur les données du souvenir. L'objet évoqué n'est presque jamais présent dans la classe : il est recréé, revécu à travers l'imagination et la sensibilité sollicitées par l'émotion, la circonstance, le langage, la, vie communautaire.

A contempler la délicatesse et la fermeté des gestes de l'enfant qui peint ou dessine, l'éclairement du visage, la qualité de l'attention et la concentration dont il fait preuve jusqu'à l'achèvement de l'œuvre, la subtilité avec laquelle il organise son espace, ripostant à ses maladresses par de savoureux détails alliant l'invention et l'humour, nous comprenons que cet engagement dans une œuvre qu'on a choisie et voulue est le meilleur témoignage d'une prise en charge d'un jeune être par lui-même. Porté par l'élan créateur, il s'ouvre véritablement à lui-même, descend au plus profond de ses perceptions, de son émerveillement, de ses peines, de ses rêves, de ses découvertes. Il devient alors capable, les mains pleines et l'esprit libre, de se retourner vers les autres, d'entrer dans leurs univers, de s'en enrichir par la communication et l'échange.

Notre rôle, à nous éducateurs, n'est-il pas de rendre possible pour nos enfants cette épreuve de leur liberté ?

MADELEINE PORQUET, Inspectrice des Écoles Maternelles.

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