EVEIL DE LA CONSCIENCE D’EMERVEILLEMENT

Plus la vie scolaire se fait difficile et dure pour l’enfant, plus les maîtres et les parents ont tendance à juger superflues les activités que l’on appelle « gratuites » parce qu’elles ne tombent pas sous la fatalité du rendement et des contrôles. Jamais l’enfant n’aura été autant et si étroitement conditionné par les obligations implacables des examens que durant ces dernières années, où la pléthore des effectifs et le nombre réduit des maîtres créent un climat d’anormale et permanente compétition. Le dilemme est inhumain : ou gagner les premières places de la classe et s’enrôler dans l’équipe restreinte qui peut espérer une montée normale vers les succès d’examens ; ou se laisser distancer par impuissance, voire même par manquements insignifiants aux règles de la jungle scolaire et devenir fatalement un « recalé » souvent définitif.

A l’âge de l’espérance l’enfant est, dans la majorité des cas, voué au découragement et à la solitude. Qui, dans les données de sa vie de tous les jours, pourrait pressentir cet appel au bonheur qui est sa raison de vivre, qui pourrait deviner les jardins secrets d’une sensibilité qui ne s’évalue qu’à l’instant où elle se prodigue mais qui se tarit ou se détériore si on la condamne à l’emmurement ?

Ni les parents dominés par les soucis de l’avenir, ni les maîtres ou professeurs aux prises avec des problèmes pédagogiques insolubles ne soupçonnent le drame de l’enfance et de l’adolescence actuelles.

Et pourtant, venues d’en haut, des instructions ministérielles se font plus humaines, soucieuses des personnalités, des aptitudes créatrices d’esprit ouvert et, dans une certaine mesure, de liberté…

Oui, mais, « les mots qui ne restent que des mots ne sont que des mensonges. » Et l’on ne fait qu’enfoncer le fer dans la plaie si l’on ne prend les mesures fermes susceptibles de changer la réalité scolaire, à l’instant où l’on proclame la nécessité du retour à un climat de l’école plus sain, plus naturel, plus humain.

   

Cette rénovation de l’enseignement, c'est le grand mérite de la pédagogie Freinet de l’avoir proposée et réalisée au long de presque un demi-siècle. Face à une situation de plus en plus dégradée, l’œuvre éducative de Freinet et de ses camarades reste comme l’espérance d’un monde d’enfance nouveau, dans lequel le joyeux travail, la création et le bonheur rachèteront les duretés de l’heure présente.

Mais les bons apôtres ne sont pas à court d’arguments :

- Votre pédagogie est certes efficiente, humaine, généreuse mais elle est trop idéale pour être proposée à la grande masse des enfants et des enseignants. Ce n’est que dans quelques décades qu’elle pourra jouer son rôle déterminant. En attendant, force nous est de tabler sur des compromis que, bon gré mal gré, il nous faut mettre en place.

On dirait de même au sous-alimenté que guette l’anorexie :

- Manger à votre appétit surprendrait trop votre estomac et ne serait pas sans risques. Il faut poursuivre ce demi-jeune qui, s’il n’est pas la solution idéale, est tout de même devenu pour vous un moyen de vivre, tant bien que mal…

La plus grande misère de l’homme est la résignation au malheur qui se peut corriger.

Nous sommes de ceux qui ne se résignent pas, et c’est pourquoi nous avons poursuivi, avec entêtement, dans les difficultés inhérentes à la pauvreté, la mise en place d’une éducation à base de vie loyale, animée d’un donc d’accueil, d’un souci permanent de la personnalité de l’enfant, d’amitié réciproque vers une émouvante compréhension.

Nous n’avons de cesse que ne soit réelle la joie de vivre dans nos classes surpeuplées, que ne s’éveillent ces instincts de création nourris de spontanéité, qui ne se partage l’amitié comme un pain quotidien. Ainsi, c’est sans inquiétude que nous laissons l’enfant aller son chemin après lui avoir donné toutes ses chances.

L’expression artistique sous toutes ses formes est certainement le domaine où la création personnelle devient tout de suite sécurisant pour l’enfant et rassurante pour le maître. Tant et si bien que chacun prend en main son destin sans appréhension ni remords. Et c’est ainsi que tant d’œuvres vives, marquées de joie et d’élan, montent à la cimaise de nos classes et de nos expositions, pour signifier la vérité d’enfance qui déjà présage la vérité de l’homme.

Cette liberté magistrale ainsi octroyée sans réticence est tout de suite payante : elle nous arrache aux servitudes implacables des obligations soclaires maitenues encore en vigueur( contre toute évidence. Elle nous ouvre peu à peu à la conscience du paysage intérieur de chaque personnalité d’enfant. Et chaque œuvre réalisée, méticuleusement nourrie de patiences et d’amour, est bien un paysage qui signifie un être de désir. Un être aux dimensions nouvelles, aux valeurs fugitives et fragiles, écloses dans un instant de bonheur et qui, dans un autre climat, pourrait si vite s’anéantir.

Ainsi nous est révélée une pédagogie de subtilité qui est en même temps conception de nouvelle culture. Celle-là même qu’Oppenheimer appelait de toute sa valeur d’homme, au-delà de ses remords de savant : le retour aux véritables vertus humaines de la sensibilité et de l’imagination qui seules donnent densité et élan à la vie intérieure de l’homme.

Aucun professeur-pédagogue n’a pris garde, jusqu’ici, à ces données retrouvées de la vie, que des universitaires réunis à Caen faisaient surgir des misères d’une scolastique dépassée. Aucun philosophe ne s’avisa jamais de les associer « aux grands exploits » de la pensée, si ce n’est Bachelard au crépuscule de sa vie, repris par « la conscience d’émerveillement » au long « des oasis de l’oisiveté. »

Il faudrait que l’on comprenne dans les instances de l’Olympe intellectuelle, qu’il y a mille façons d’honorer la vie et de la signifier en dehors de « la conscience de rationalité. » Mille façons aussi, hélas ! de dégrader cette vie dans le malheur pour le commun des hommes et pour les philosophes aussi.

C’est cela que nous avons mission de dire, nous éducateurs, si attentifs et si respectueux de l’univers secret que chaque enfant porte en soi et qui ne peut s’exprimer que par des messages irremplaçables. Notre culture est justement de reconnaître et de préserver ces messages irremplaçables qui vont s’élevant jusqu’à la spiritualité, « d’où dit Oppenheimer, un homme tire sa vraie force et sa vraie perspicacité. »

E.FREINET

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