Le dessin

J'eus fort envie de rire lorsqu'on me dit : « Il faudrait faire un article sur la manière dont tu as obtenu les encres de Chine parues dans le dernier numéro d'Art Enfantin. » Un article ! Quel mot sérieux pour une recette aussi simple ! Vous y êtes ? Prenez note...

Mettez à la portée des enfants, au moment voulu, de l'encre de chine noire, du papier blanc genre bristol, un peu glacé, des morceaux de bois taillés, des plumes « Treraid » de différents numéros, et... arrosez le tout d'une grande rasade de disponibilité... Surtout, comme le dit Rudyard Kipling... surtout « Mieux-Aimée n'oublie pas... la disponibilité ! »

Certes, je galèje... et pourtant je l'avoue, je suis obligée de réfléchir avant de répondre à pareille question. Récapitulons :

Du papier, de l'encre, des bâtons, des plumes... chacun peut en trouver ! De la disponibilité... Cette denrée se trouve-t-elle aussi facilement que les matériaux premiers ? En elle pourtant réside le secret de la réussite : savoir accueillir, savoir saisir la plus petite étincelle de vie ; savoir rêver avec l'enfance, « revenir au gîte des rêveries qui nous ont ouvert le monde (1)... »

Et l'enfant délivrera son rêve. Un rêve qu'il parle, qu'il chante, qu'il modèle, qu'il dessinera.

Mais avant tout, laissons-le prendre son essor, les expériences ne viennent qu'après ; alors, laissons-lui, à travers un tâtonnement inlassable, le plaisir de la découverte.

Laissons-le établir longuement ses lignes perspectives de joie et en goûter longuement ses prolongements.

Mais hélas, même en laissant parler librement les enfants, même en les observant en dehors de toute censure, dans la totale liberté de leur rêve, nous intervenons trop rapidement, trop instruits que nous sommes, bousculant le processus de maturation, frustrant l'enfant de la réussite.

Qui dira la montagne de papier accumulé, du gribouillis au bonhomme parfait, de la tache de couleur à la belle peinture dans laquelle le réalisateur, désormais maître de sa technique, a su préserver des embûches du fond coloré, la pureté d'un graphisme original. Qui ne connaît les enivrantes réussites suivies de mornes enfouissements ! Que de printemps prometteurs, « Que de sources perdues qui pourtant ont coulé ! (2) » Gérard (4 ans), un timide, vient fortuitement de réussir un « Pollux ». Tout le monde s'exclame joyeusement, surpris de reconnaître là un familier du petit écran. (Le plus surpris du résultat est peut-être Gérard lui-même.) Rouge d'émotion, il affirme : « oui c'est Pollux » et le voilà lancé : un, deux, trois, quatre, cinq... douze Pollux, des grands, des frisés, des non frisés, un pour ma mère, un pour mon père, pour toi Madame... Fiévreusement il peuple le monde de « Pollux ». Du tremplin de « Pollux », il entreprend la conquête d'une activité qu'il a refusé jusqu'alors d'aborder : la peinture.

Maladroitement, il trace quelques petits soleils, sans vie, mais hautement fêtés.

Première peinture... Tout le monde doit savoir. L'école entière applaudit la réussite et le lendemain voici que le miracle se produit : Un joli petit bonhomme naît sur un fond coloré, compliqué, travaillé. C'est le premier dessin sur fond coloré qui sort dans la classe. Le graphisme est respecté. Le lendemain, avec la même foi, Gérard oeuvre à nouveau : voilà une deuxième peinture identique à la précédente, et le surlendemain une troisième peinture toujours semblable à la première. Va-t-il ainsi longtemps stationner sur ce même palier ? Je sais qu'il faut qu'il goûte le plaisir de la réussite, mais quand même ! Ah cette « vieille peau » qui vous colle au corps...

Un instant, dans la crainte de voir se prolonger une série de peintures identiques, donc en bonne logique inutile, j'oubliai « l'utilité de l'inutile » et Gérard perçut mes réticences. Pendant deux semaines il refusa de toucher à un pinceau ; chaque jour, j'essayais de l'entraîner à nouveau vers les crayons, les pinceaux. Peine perdue... il me suivait avec bonne volonté mais plein d'appréhensions et ne naissaient que des dessins morts, vidés de tout leur dynamisme.

La venue du père Noël sembla lever ses craintes. Sans hésitation, il a décoré la caisse du sapin ; est allé dessiner un père Noël à la craie sur le tableau vert, à l'encre de chine, à la craie d'art, une quantité de « père Noël » au crayon noir... Nous sommes sur la voie de la guérison et, depuis la rentrée, le format grandit, le trait s'affirme et s'élance avec audace sur le papier glacé. Nous sommes sauvés...

Un groupe discute autour de la table. Gérard participe à la discussion

.Freddy (308) dessine un « bonhomme » qu'il offrira à son père pour sa fête. Les autres l'aident : Son jumeau Ruddy, Michel 403, Eric 308 et Gérard...

Freddy hésite. Ruddy l'encourage : « Allez, dessine la tête ! »

- Les n'oeils ! Son nez ?... non, non ! regarde-moi. Mon nez là, entre les deux yeux... la bouche !

- Les « n'orels », tu fais pas les « n'orels » ? Regarde-moi (ils montrent les oreilles.)

- Le ventre, les pieds.

- Pas de bras ! tu fais pas les bras ?

   

Un instant perplexe, Freddy attache les bras aux oreilles :

- Non, non, regarde ! pas aux oreilles, dit Gérard. Ici (il montre sur lui, sur Ruddy.)

Freddy regarde, sourit et complète...

J'assiste, là, à ce qu'on appelle « prise de conscience du schéma corporel », sans exercice, sans leçon systématique plaquée du dehors, ni obligation rébarbative, mais au contraire réalisée dans l'ambiance vivante d'une démonstration naturelle prise à même le courant de vie.

‑ Va faire voir à Madame.

Le groupe attend ma réponse, une lueur d'espérance joyeuse dans le regard. Tout y est... je m'exclame : Bravo Freddy !

- Je vais montrer à toute les classes ?

- Va !

Et Freddy s'envole... Il est parti vers son sommet. Et c'est ainsi que nous procédons tout au long de la préscolarité de nos enfants.

Oui, mais ces encres de chine au Cours Préparatoire ? Disons tout de suite que ce C.P. est articulé sur l'Ecole Maternelle et que nous nous attachons, dans ce cours, à conserver des possibilités d'expérience tâtonnée. Cette expérience tâtonnée, fondement de toute connaissance, chacun continue à la pratiquer, dans le domaine qu'il a choisi et dans lequel il pousse à fond sa prospection. L'enfant du C.P. a pourtant atteint l'âge de raison et chacun sait que dès qu'un enfant attend cet âge « il perd son droit absolu à imaginer le monde... que chacun (mère et éducateurs) se fait un devoir de lui apprendre à être objectif : objectif à la simple manière où les adultes se croient « objectifs »... On le bourre de socialité... On le prépare à sa vie d'homme dans l'idéal des hommes stabilisés (3) ». C'est du moins en général ainsi que les choses se passent dès l'entrée à la grande école, où souvent l'on poursuit un « illusoire encyclopédisme », où l'on montre aux enfants tant de choses qu'ils perdent le sens de voir.

Nous continuons au C.P., comme à l'Ecole Maternelle, à mettre à la disposition de l'enfant la plus grande richesse possible de matériaux, avec les techniques appropriées et les outils essentiels qui les permettent et il choisit « les matériaux, les techniques les mieux adaptés à ses possibilités physiologiques, intellectuelles et sociales (4) ». Ainsi, sur le chemin des conquêtes imposées par les programmes, ils avancent, certains par le biais du texte libre ou des techniques parlées, d'autres par celui de l'invention mathématique, d'autres encore par celui du dessin ou des créations artistiques.

A travers ce chantier, chacun, quoiqu'utilisant des matériaux et des outils différents, mène à bien la construction de sa personnalité, selon les mêmes lois générales et profondes qui sont les lois de la vie, dans une diversité « indispensable à l'harmonie sociale et cosmique, comme est indispensable la diversité des voix du choeur à la perfection de l'hymne commun (5) ».

Ainsi, quand l'enfant a découvert sa voie, il atteint vite les sommets, d'où il règne et donne sa vie.

Ces dessins représentent pour leurs auteurs un sommet. Je pourrais vous parler d'autres sommets, vous pourriez m'en citer, évoquer d'autres constructions.

« Qu'elle soit de pierre, de bois, de brique, de ciment, il est bon que la maison soit montée le plus rapidement possible avec un minimum de peine pour un maximum de réussite, de solidité dans la puissance (6) ».

C. Berteloot.

(1), (2), (3): Bachelard.

(4), (5), (6) C. Freinet.

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