VALEUR PLASTIQUE DES PEINTURES D'ENFANTS

Elise Freinet

Les grandes expositions de nos Congrès, les manifestations artistiques de nos équipes locales, nos présences aux Maisons de la Culture sont, pour nous, une occasion unique de nous arracher à l'emprise de la pédagogie, de prendre conscience d'un sens nouveau de notre rôle et de nos responsabilités d'éducateurs.

Devant la profusion des oeuvres d'enfants, chacune livrant son message resté cependant à l'unisson de l'ensemble, nous nous sentons portés au niveau d'un présent comme supérieur, et d'une évidence qui s'impose : l'art de nos enfants a une puissance de rayonnement qui se prodigue avec l'intensité d'une révélation : ici s'affirme un univers que nous osions à peine soupçonner.

Et une crainte nous vient, mêlée aux subtilités lancinantes du remords, celle de n'être pas à la hauteur de l'offrande de l'enfant, de n'avoir pas ce don d'accueil qui d'emblée se situe à la hauteur de la tendresse et du bonheur, ces richesses ineffables que l'enfant prodigue comme il respire.

Nous sommes là en face d'événements qui échappent à notre monde psycho-pédagogique, et force nous est de nous en remettre aux démarches d'un instinct global d'adhésion ou de refus à l'oeuvre de l'enfant, hors de la portée de tout jugement qui d'ailleurs nous échappe. Cette attitude de contact des sensibilités explique le succès de nos expositions d'Art Enfantin auprès du grand public populaire. On ne se plie ici à aucune exigence de comportement conformiste : nous ne sommes pas à la Faculté ! On y va de tout son coeur et de tout son optimisme car il n'y a qu'une façon d'entrer en communication avec les choses qu'on aime.

Mais, dira-t-on, que devient la Culture dans ces échanges spontanés qui mettent la critique hors de jeu et la pensée en exil ?

C'est là un très important problème qui mériterait d'être une fois posé dans toute son ampleur humaine et intellectuelle car il engage, avec le destin de la création artistique, celui de la culture des masses.

Qui parle aujourd'hui des dessins d'enfants et qui est accrédité à le faire ? Le psychologue exclusivement et sous un angle déterminé d'explication de faits et de souci d'instruire. Il faut le regretter, le psychologue a étendu abusivement son domaine sur les dessins d'enfants devenus sa chasse‑gardée. Pour le psychologue, il n'y a pas de connaissance si elle n'est communicable par les mots et selon une facture explicative qui a ses vocables et sa dialectique formelle. Il faut regretter parfois cette mante d'instruire à tout prix, selon des schémas et des canons d'adultes au lieu d'essayer de retrouver le chemin des bienheureuses délivrances de l'univers de l'enfant et de l'artiste.

Cette façon brutale d'imposer l'autorité souveraine du professeur fausse inévitablement les choses, car le maître y est roi à chaque coup, au détriment de l'élève. Il y aura longtemps encore, dans l'Université, des hiérarchies tenaces et abusives qui courent le grand danger de bloquer le mouvement de la pensée à son départ ; alors qu'elle n'est encore qu'une parcelle de la totalité de l'événement en cours ; alors qu'elle n'est que matériau brut en passe de devenir authentiques résonances spirituelles. Que de naissances mal venues et très souvent mort-nées nous devons à la manie de connaître trop tôt et trop vite !

Nous sommes loin de sous-estimer l'apport d'une psychologie soucieuse d'être spectatrice empressée et assidue de la vie de Venant, soucieuse, au premier chef, de rassurer une affectivité  - trop souvent traumatisée par le milieu - pour lui trouver une ligne de vie sécurisante. Il ne fait pas de doute que les graphismes spontanés, les peintures, avec commentaires d'auteurs, ont ouvert l'horizon d'une psychologie jusqu'ici trop dogmatique et abstraite. On ne saurait qu'applaudir aux démarches d'une nouvelle connaissance de l'enfant, plus humaine et compréhensive, psychanalytiquement dégagée des contraintes familiales et sociales.

Cependant, au‑delà du psychodrame que le psychologue essaie de découvrir, existent d'autres valeurs inhérentes à l'expression spontanée, incluses dans des élans qui échappent à l'analyse froide, à la prison des vocables et qui sont plénitudes de l'enfance. Pour nous, mères‑éducatrices, ce sont ces richesses élémentaires que nous cherchons à découvrir avec étonnement, joie et respect, dans tant d'oeuvres enfantines. Les parents se situent du reste à notre niveau de contact immédiat avec la sensibilité de l'enfant : « Ce petit nous fait bien plaisir », disent-ils, sans la moindre arrière‑pensée, et dans cette simple constatation, c'est la charge d'une personnalité qui déjà est évaluée à son aune.

C'est cette charge individuelle, singulière, dont nous cherchons la trace dans la valeur plastique des peintures et dessins d'enfants ; les psychologues ne font jamais allusion à cette notion de qualité qui est vertu première de la création enfantine. Mais que s'approche l'artiste et tout de suite il est sensible au rythme des lignes, à l'équivalence des formes, à l'orchestration des couleurs, à l'inédit de la mise en page ; tout de suite il va à la découverte de l'élément qui, par sa densité picturale, introduit dans cet univers des signes et des mythes, un renouvellement, un nouvel horizon qui font de ces oeuvres, en apparence sans importance, une source inépuisable de surprise, d'étonnements, de gaîté. Il y a là une alchimie d'intimité qui se porte garante, pourrait‑on dire, de la valeur et de la hauteur d'une oeuvre plastique. C'est dans ces sphères, d'une spontanéité qui s'impose et s'affine par successifs tâtonnements, qu'excellent les artisans autodidactes d'Afrique Noire ou d'Océanie, devenus, il y a plus d'un demi‑siècle, les guides de notre art moderne. Il faut avoir la grande simplicité d'un enfant ou d'un « sauvage » ou la fondamentale sincérité de l'artiste, pour se lancer sans appréhension dans l'imprévu que déchaîne un maître‑trait, ou une tache colorée, à l'écart de toute méthode.

Certains psychologues ont voulu minimiser ces audaces de l'improvisation en faisant intervenir la notion de jeu comme explication valable.

Le jeu a pris dans nos sociétés modernes un sens superficiel de passe‑temps, de distraction occasionnelle pour occuper les loisirs d'un esprit qui ne sait où se prendre. Et de là s'instaurera, si l'on n'y prend garde, une explication anecdotique du dessin d'enfant facilement située dans le sillage des bandes dessinées.

L'enfant ne dessine pas pour jouer. Il travaille ses oeuvres avec une patience, une minutie, une subtilité pleines de sérieux. Il a le sentiment de faire quelque chose d’utile, qui doit mériter réussite et égards. Il ne s'expose jamais - comme on le fait dans le jeu - aux risques de la partie perdue. Il sent très nettement, avec une réelle certitude, au contraire, qu'il gagnera la partie par cette tension de tout son être, cette mobilisation des énergies sensibles, cérébrales, physiologiques et humaines. C'est comme un chant improvisé où l'esprit invente, la gorge module, l'oreille contrôle et le corps rythme la phrase musicale. Wilde avait tort de dire que « La vie imite l'art ». Nos enfants font sous nos yeux la preuve que l'art imite la vie.

Encore qu'on ne se hasarde pas, sans risques, à tenter de parler de cet indéterminé d'une vie furtive, impossible à saisir, nous saurons rester attentifs à tant de règnes que la petite main d'enfant fait surgir comme par enchantement sur la page blanche. Tout est encore à découvrir dans la vie de l'enfant. Mais que du moins, malgré notre ignorance, nous sachions élever la promesse de l'homme jusqu'aux rives d'une spontanéité sans limites, en marche vers une force organisatrice qui est loi profonde de la vie.

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