Du tâtonnement expérimental à la culture

Quel intérêt anime la recherche de l'École Moderne, étudiant le délicat problème de l'éducation artistique? Pour nous il s'agit de la quête des méthodes pédagogiques qui peuvent le mieux développer et promouvoir les aptitudes esthétiques de la masse des enfants dans le cadre d'un milieu social et d'une école dont il faut prévoir, préparer et orienter l'évolution.

Dans une éducation idéale, aucune discipline ne peut être isolée du contexte éducatif, chacune se manifeste dans le domaine qui lui est propre, mais interfère constamment avec d'autres, par appels successifs ou simultanés, dans ce complexe vital où la raison et la sensibilité s'épaulent et se complètent; tout au moins au niveau de l'école primaire. Alors, loin d'envisager l'éducation esthétique dans sa spécificité, nous souhaitons qu'elle intervienne dans la formation générale de l'individu, apportant une contribution de choix à l'élaboration de personnalités totales. Naturellement, une telle ambition nécessite la participation de formes d'art différentes et en particulier, parce qu'ils sont les plus accessibles, le dessin, le modelage, la peinture, la danse, la rythmique, la musique, le chant choral, la poésie, voire la photographie... sans que cette énumération soit restrictive en rien.

Sur quel principe l'éducateur s'appuiera­-t-il pour l'apprentissage et l'acquisition par ses élèves des techniques artistiques ?

Fort de son expérience propre et de celle d'une dizaine de milliers d'éducateurs appartenant à l'École Moderne, fort des résultats obtenus et largement vulgarisés depuis une trentaine d'années, Freinet affirme que l'art graphique et l'art pictural sont l'expression plastique d'un langage particulier à l'enfant chez qui le besoin de s'exprimer est une des caractéristiques fondamentales. Expression qui s'élabore d'ailleurs par des images de sa situation dans le monde.

Très tôt, chez le jeune enfant, avant même l'âge de la « maternelle », les graphismes surgissent spontanément, d'abord sous la forme du « griboullis » intentionnel ou non. C'est, comme l'écrit Marthe Bernson (1) « la première rencontre du besoin de s'exprimer et de la possibilité de le faire ». L'étonnant déjà est que cette trace se caractérise par le rythme du tracé, par l'emplacement bien particulier sur la feuille, par sa direction, son ampleur, son allure générale.

   

Tout cela se maintient identique pendant des semaines, comme l'a vérifié William Preyer et constitue sous l'angle de l'étude graphologique, les éléments d'une personnalité dont le Moi commence à se différencier du « tout » ambiant. C'est le résultat de la technique du tâtonnement expérimental, processus d'une efficacité telle que l'échec est impensable pour l'enfant normalement constitué, évoluant dans un milieu normal.

Un tâtonnement identique permet à tous les enfants, de partout et de toujours, d'apprendre la pratique de la marche et d'acquérir leur langue maternelle.

Il advient, à un certain stade, que le tâtonnement personnel n'est plus seul suffisant. Tout naturellement mêlé à un milieu donné, l'enfant y puise par imitation, par observation, par la lecture, ou à partir de toute autre source de connaissance, l'expérience d'autrui et celle, présente ou passée, des générations humaines. Il oriente cette expérience, la confronte avec la sienne. Souvent il se l'approprie en l'intégrant et il atteint parfois à l'originalité. Toujours expérimental, mais plus complet, diversifié et accéléré, le tâtonnement conserve ses vertus quasi-organiques. Il va donc de soi que, pour un enfant donné, la vitesse, la qualité, la profondeur de l'enrichissement seront conditionnés par la richesse du milieu. Richesse qui s'évalue en fonction du cadre et du contenu à la fois formel et matériel, mais aussi par l'importance affective des liens qui unissent l'enfant aux autres et à l'éducateur singulièrement.

Au gribouillis personnalisé, succéderont des tracés de plus en plus volontairement significatifs : bonhomme, auto, oiseau, animal... car le dessin d'enfant n'est pas gratuit (2). L'influence du milieu, prégnante et inspiratrice, fera de la réussite de quelques enfants plus évolués ou plus inventifs sur le plan graphique ou pictural, la réussite suscitée d'un enfant qui la transposera suivant ses tendances personnelles d'esprit et de vie.

Ici, nous nous rencontrons avec Piaget, qui écrit, dans l'introduction à son ouvrage sur La représentation du monde chez l'Enfant (PUF) :

« Le principe auquel nous nous référons consiste donc à considérer l'enfant non pas comme un être de pure imitation, mais comme un organisme qui assimile les choses à lui, les trie, les digère selon sa structure propre. De ce biais, même ce qui est influencé par l'adulte peut   être original ».

« Chaque élève construit son originalité et exploite sa réussite dans 1e cadre d'un air de famille qui n'est pas une limitation, mais seulement un élément de l'atmosphère et du climat» dit Freinet.

La méthode d'apprentissage du dessin par l'expression libre ne saurait donc être considérée comme une formule simpliste d'art spontané, à la genèse et au développement duquel le maître estimerait suffisante sa présence, observant et laissant faire. Si la présence est nécessaire, elle n'est pas suffisante en tant que telle. Nous avons déjà signalé l'importance de la personnalité du maître dans toute éducation.

   

Freinet condense fort bien tout cela lorsqu'il écrit :

«  ... Nous organisons le tâtonnement expérimental de l'enfant dans un milieu riche, accueillant et aidant qui lui offrira les fleurs parfumées dont il fera son miel. L'étude des règles et des lois ne viendra qu'après, quand l'individu aura transformé ses expériences en indélébiles techniques de vie ».

Et il conclut avec l'accent du sage : « C'est toute            l'enfance et l'adolescence de notre siècle que nous devons, par notre intuition et notre science, faire monter du tâtonnement expérimental jusqu'à la culture et jusqu'à l'art, ces attributs majeurs de l'hom­me à la poursuite de sa destinée dans une société dont il aura assuré les vertus idéales de liberté, d'égalité, de fraternité et de paix» (supplément à la revue L'Éducateur n° 9 du 1-2-59 p. 8).

Quiconque a visité une des expositions illustrant les Congrès annuels de Pâques, qui sont de tradition pour les éducateurs de l'École Moderne, n'a pas manqué d'être frappé par la grâce des oeuvres qui chantent leur naïve vigueur sur les murs et les panneaux qu'ils décorent. Des productions des classes maternelles à celles des classes terminales, c'est une suite de réussites si authentiques qu'on se prend à regretter qu'on ne parle pas d'Art, tout simplement, plutôt que d'Art enfantin.

M. PIGEON

(1) Marthe Bernson : Du gribouillis au dessin, Éd.. Delachaux-Niestlé, Neufchâtel, Paris 1957.

(2) cf la brochure BENP n° 79 de janvier 1953 : La genèse de l'homme et les n° spéciaux de la revue L'Éducateur, Cannes : La genèse des oiseaux, n° 11-12 1955 ; La genèse des autos, n° 6-7, 1960 La genèse des chevaux, n°8-9, 1964 et C. Freinet : Méthode naturelle de dessin, Éd.. École Moderne Française, Cannes 1951

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