Aline, Octobre 65 - 11,6 ans

PSYCHODRAMES QUOTIDIENS

ALINE la petite gitane, à la longue tresse brune, qui m'était apparue, le jour de la rentrée scolaire, déshéritée, parmi tous ces déshérités qu'une intelligence aux possibilités réduites avait réunis dans ma classe de Perfectionnement, ne paraissait pas cacher, en elle-même, une sensibilité profonde : mal socialisée, elle se montrait agressive avec les autres enfants et usait d'un langage grossier, témoin expressif d'un milieu fruste. A tout moment elle poussait des cris et riait aux éclats sans aucune raison apparente.

Qu'allais-je pouvoir faire pour ouvrir cette enfant aux relations sociales, sans lesquelles aucun être humain ne peut vivre pleinement son destin d'homme ? Quelle serait la voie royale qui pourrait l'aider à sortir de cette impasse, où elle se trouvait enfermée ?

Je n'eus pas à chercher, elle la découvrit, elle-même, très rapidement.

Elle fut la première à s'emparer des pinceaux et des couleurs aux nuances multiples, que l'atelier-peinture offrait généreusement. Ce contact n'alla pas sans incidents, mais je découvris, avec surprise, dans une création réalisée avec maladresse, la promesse d'une riche palette et de grapghismes originaux. Cela contrastait tant avec la pauvreté graphique et picturale de la plupart de ses camarades, que quatre à six années d'échecs scolaires et d'humiliations n'avaient certes pas préparés à l'expression libre artistique, que je me demandai : « Comment a-t-elle pu conserver cette fraîcheur d'expression, cette créativité, cette spontanéité ? L'école ne lui a guère dispensé de joies, mais la famille, malgré ses carences, a peut-être su lui garder cette fraîcheur de l'enfance ? »

   

J'appris bien vite que sa famille s'était montrée plus souvent frustratrice que gratifiante, comme en témoignent ses textes libres riches de joies, centrés sur le personnage d'une mère qu'elle aime, mais dont la réalité est fort éloignée de l'image qu'elle s'est créée. La maman, analphabète, victime de sa propre éducation, élève seule six enfants dont Aline est l'aînée, et malgré sa bonne volonté, ne peut donner que ce qu'elle a elle-même reçu.

Ma question restera donc sans réponse, le mystère demeurera sur ces créations qui naissent, issues on ne sait d'où. Qu'importe après tout de connaître la source profonde d'où l'art jaillit, mon rôle n'est-il pas surtout, d'éviter qu'elle ne tarisse et de déblayer les obstacles pour que le torrent naissant devienne un jour, un fleuve riche de toute l'expérience amassée le long des pentes, et les pentes sont nombreuses pour qui veut s'y risquer.

Mais regardons plutôt Aline dans une technique qu'elle affectionne particulièrement.

Aujourd'hui, présidente de jour, elle a le privilège, tant envié et tant attendu, de partir à la conquête du tableau, c'est-à-dire qu'elle va pouvoir dessiner tout à son aise, en long et en large au gré de sa fantaisie. Elle prend possession de toute la surface, sans aucune hésitation. La craie court et les solitudes se peuplent de graphismes. Cette impatience d'expression témoigne d'un besoin puissant qui a trouvé sa voie libératrice : trois petits cochons, une dame et son chien, une chèvre, les personnages du «drame» sont en place.

Et maintenant commence l'effort décoratif qui devra transformer le tableau en un ensemble de formes et de couleurs, plaisant à l'oeil et propre à attirer les félicitations des camarades.

Aussi Aline travaille-t-elle avec soin, s'éloignant parfois du tableau pour y jeter un regard critique ou pour solliciter l'avis d'un spectateur momentanément désoeuvré.

Mais voici venue pour elle, l'heure de présenter son « oeuvre » au « choeur » qui prend place :


Aline - janvier 66

« Oh ! il est beau ton dessin !
- Tes cochons sont originaux.
- Ton soleil aussi.
- Moi, j'aime bien tes couleurs.
- Tu aurais dû fignoler ton arbre
- Raconte-nous ton dessin ».

Chacun est impatient de connaître le « thème » car, tout à l'heure, tous ces personnages figés vont devenir réalité et s'animer, au cours du jeu dramatique qui suivra le commentaire.

Aline hésite, elle a encore un peu honte d'elle-même devant cet auditoire pourtant amical et réceptif, elle rit pour cacher sa gêne, puis elle se décide :

« C'est trois petits cochons qui se moquent d'une dame parce qu'elle n'a pas d'enfant. Ce sont des gendarmes. La dame n'a pas d'enfant parce qu'elle a son petit chien. Elle aime mieux son petit chien que les enfants Une chèvre s'est cachée. Le soleil rit ».

Comme lors de chaque séance, le « chœur » s'anime et entre le créateur et lui, naît un dialogue dynamique qui révèle, souvent mieux que l'explication dialoguée « enfant-maître », les tendances profondes de l'enfant :

« C'est beau !
- On dirait un poème.
- Tu pourrais le chanter.
- Mais pourquoi la chèvre s'est-elle cachée ?
- Parce qu'elle avait volé de l'or et les gendarmes la cherchent « de partout ».
- Pourquoi la dame n'aime pas les enfants ?
- Parce qu'ils sont embêtants, ils font que des bêtises et ils répondent à leur maman.
- Et les cochons comment ils s'appellent ?

L'échange se termine par une question devenue traditionnelle :

« Qui voudrais-tu être dans ton dessin ? »

   

Quel rôle aura la préférence d'Aline ?
- celui de la dame qui n'aime pas les enfants et qui est peut-être l'image de sa mère ?
- celui du petit chien qui a la joie d'être l'objet d'un amour exclusif ?
- celui d'un gendarme, gardien de l'autorité ?
- celui de la chèvre qui s'est mise en marge des lois de la société ?

Spontanément, elle choisit d'être la dame et, seule devant tous, elle crée ce personnage en inventant les répliques et les gestes qui le définissent. Puis, elle anime un dialogue imaginaire, sa voix et son attitude variant suivant le rôle qu'elle interprète.

Mais le temps s'écoule trop vite à notre gré et je dois inviter Aline à choisir des acteurs parmi ses camarades qui attendent impatients, les trois coups qui annonceront l'ouverture du psychodrame.

Les mains se tendent : « Moi ! moi !
- Je voudrais être un cochon !
- Et moi, le petit chien !
- Et moi, la dame... ! »

Point de convergence de toutes ces sollicitations, Aline se sent grandie mais aussi un peu débordée. J'interviens et les heureux élus peuvent prendre place dans notre espace conventionnel où sans costumes sans décors, sans artifices d'aucune sorte ils vont devoir, à la manière des acteurs de Copeau, Brecht ou Pirandello, créer leur propre rôle à l'intérieur du thème commun.

Chacun participe pleinement à cette improvisation que j'arrête au moment où la tension devient trop forte. Nous examinons alors, ensemble, comment chaque personnage a été interprété. Le calme revenu, les acteurs changent. Aline, après avoir été la dame, puis le petit chien, se transforme maintenant en gendarme.

Hélas ! tout a une fin. Mais, pourquoi regretter ? Demain, comme le souhaitait Moreno auteur, acteurs et spectateurs s'évanouiront à nouveau dans l'émotion commune et renaîtra « le théâtre dans sa forme la plus pure, le théâtre du génie créateur, de l'imagination radicale, le théâtre de la spontanéité ». (1)

Oui, demain nous recommencerons avec un autre auteur, et Aline pourra repartir à la conquête de nouvelles techniques, en attendant de redevenir celle qui a le privilège de faire sien le tableau en le transformant au gré de son imagination, celle qui crée et dirige le jeu dramatique libérateur des tensions affectives.

Elle nous aura, chemin faisant, affermis dans notre conviction qu'« il n'est âme si chétive et brutale en laquelle on ne voie reluire quelque facilité particulière. (Montaigne) et que la part du maître est d'aider chaque enfant, à découvrir en lui-même ce qu'il s'y cache de meilleur.

LE GAL

(1) Le Psychodrame chez l'enfant, Dr Daniel Widdlocher Paideïa, PUF.

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