Maisons en dentelle

Eric (5 ans) vient de réaliser une jolie petite maison enjolivée de dentelle. Il en est très fier et la propose aux autres comme une réussite exceptionnelle.

Sandrine (6 ans 1/2) :

- Oh ! une maison avec de la dentelle. Tu n'es pas un peu... Son index vrille sa tempe dans une mimique qui ici n'a de secret pour personne...

- Oui, une maison avec de la dentelle. Elle est pas jolie ?

- Tu en as déjà vu des maisons avec de la dentelle au toit et sur les murs ?

- Non, mais, à ma maison je mets de la dentelle pasque ça fait beau.

- Et s'il fait du vent ? Il va tout arracher et elle sera jolie ta dentelle.

- Eh ben ! je prends des clous et un marteau et je fais encore tenir plus fort.

- Et s'il pleut ? Elle sera toute mouillée ta dentelle, toute en chiffons, et faut pas croire qu'elle va faire beau...

- Eh ! bien, je la fais sécher.

- Comment tu la fais sécher ? Tu montes sur le toit ?

- Non, j'appelle le soleil et il la fait sécher comme avant.

- Mais ça se fait pas les maisons avec des dentelles.

- Si, pas’ que c'est la maison des chats. Alors les chats, c'est pas des gens : ils aiment les maisons avec des dentelles. Ils trouvent que c'est très bien.

- Et jusqu'à quand tu feras des maisons en dentelle ?

- Jusqu'à c’ qu’y’a p’us d’chats...

   

Cette rencontre bienheureuse d'un petit garçon de cinq ans avec les petits chats et leurs maisonnettes - bonbonnières, c'est la pierre blanche de ma journée. Cette disposition bienveillante de l'enfant pour toute la création, ce besoin de se prodiguer pour embellir le monde, le rendre plus familier, plus séduisant, suscitent en moi une fois de plus, une curiosité ouverte à l'égard de l'enfance si surprenante et prometteuse qu'elle m'a toujours, en toutes circonstances, préservée du pessimisme.

Les maisons en dentelle des petits chats, c'est le talisman par lequel notre petit Eric fait irruption dans l'univers de tendresse et de poésie où, d'emblée, les âmes s'allègent, pétries de forces vives et d'exceptionnel. Désormais, tout sera plus beau, plus dense, plus total que dans la réalité toute nue et banale, car, ce qui compte le plus, c'est ce qu'on imagine et qu'on espère. Non pas ce qui peut tomber du ciel par miracle, après une prière, mais ce qui va germer et fleurir, par l'effet d'une activité créatrice vierge et donnante et qui prêtera un autre visage aux choses, une autre dimension aux événements, fera lever un envol d'oiseaux libres...

C'est dans cette voie de l'instantané et de l'imprévisible que notre petit Eric s'est engagé. C'est dans la chaleur de biens impondérables, dont il sent obstinément la richesse et la magie, qu'il s'obstine à affronter la logique implacable de Sandrine.

Oserai-je dire que j'ai tremblé pour l'issue de la discussion ?... Si le petit allait « caler » ?... Si, acculé à l'évidence, il devait capituler, reconnaître l'inconfortable contenu de ses arguments absurdes pour son adversaire ?... J'ai redouté l'instant tragique où le rêve, sous tant de fissures venues d'attaques menées rondement, allait s'écrouler dans le vide...

Cependant, en toute impartialité, je ne me suis pas octroyée le droit d'intervenir. Que pouvais-je dire d'ailleurs qui n'avantage l'un sans désobliger l'autre ? J'aurais pu dire tout haut, cachant ma complicité dans l'erreur : « Bien sûr, Sandrine, mais c'est pour rire ». Je sais que le rire apporte beaucoup aux enfants et aux hommes et qu'il faut être fort pour le livrer d'un coup comme un chant de victoire. Mais ce sont-là considérations d'adulte. Pour Eric, le rire c'est monnaie courante et il est ici dans un passage exceptionnel qui mérite victoire plus décisive : il veut vaincre sans compromis et je le sens de taille à s'en charger lui-même.

J'ai préféré ne rien risquer, persuadée que je suis que l'art ne se renouvelle pas, ne s'enrichit pas par la pédagogie, mais qu'il naît toujours d'une candeur qui mérite des égards ; une candeur qui met en exil celui qui devient héros ou victime à mûrir son entêtement.

   

Et de fait, les jours suivants, Eric a pris à nouveau rendez-vous d'honneur et de tendresse avec les maisons habillées de dentelle et les petits chats frondeurs. Le voilà, pour un temps, pris dans un courant qui l'entraîne vers des événements toujours imprévisibles au départ, mais il suffit que se mettent en place, les symboles-clés, les maisons et les chats, pour qu'à posteriori se poursuive l'aventure surprenante de mystère et de poésie. Il ne s'agit certainement pas ici de pensée enfouie puis réveillée et transcrite. Il s'agit moins encore de vie intérieure qui serait déjà expérience du monde. Non, c'est simple et coulant comme l'eau qui glisse : c'est la multiplication des petits pains par le rite qui est expérience sacrée...

Et à bien considérer les choses, n'est-ce pas là déjà, la voie de toute création adulte ? Que savait Giacometti - puisqu'aussi bien son problème, à retardement, devient si actuel ! - que savait Giacometti de la forme qui allait naître sous ses doigts sinon qu'elle serait inscrite dans la trame de sa sensibilité et de son angoisse et qu'elle deviendrait tourment de la statue de demain ?

La supériorité de l'enfant est d'être habité de bonheur par l'acte de créer et cette constatation est peut-être la plus rassurante en égard à l'avenir.

Que sait le poète devant la page blanche, sinon que le mot-clé qui va sortir de sa plume et briller comme un diamant appellera sous son autorité la sonorité du vers la cadence du rythme dont lui aussi, tirera enseignement a posteriori comme d'instinct sait le faire notre petit architecte de la maternelle, sûr de lui au départ et confiant dans sa force.

Où je veux en venir ?

A donner le conseil à tout éducateur - et la mère est la première éducatrice - de savoir respecter en l'enfant ces prémices qui préparent l'instant merveilleux où l'on part de soi pour aboutir chez les autres ; où ce qui vient de soi, encore tout chaud de sensibilité et de pensée, est offert à quelqu'un, pour toujours. Ce sont ces égards réciproques, de celui qui donne et de celui qui reçoit, qui font la qualité d'une éducation.

   

A dire aussi à tout enseignant que l'activité créatrice de l'enfant, observée dans ses moindres démarches, dans ses minutieux soucis comme dans ses généreuses offrandes est le test le plus vivant, le plus exact, le plus démonstratif pour la connaissance de l'être, Des tests semblables auraient par surcroît le mérite de nous mettre à l'abri de la prétention des adultes se croyant habilité à résoudre les problèmes de l'enfance de façon péremptoire et définitive. Trop, souvent la psychologie apparaît comme une science lointaine et magique, désincarnée, abstraite et brutale. Trop souvent l'enfant est placé par elle sous le signe de la débilité et de l'impuissance, par le prétexte abusif, que l'enfance n'est qu'un commencement et que rien n'est définitif en elle.

On a toujours beaucoup à apprendre de l'existence d'un petit enfant qui avec tant d'aisance et de bonhomie se prodigue à tous et trouve encore le moyen de rester si riche et si sûr de lui !

ELISE FREINET

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