Une expérience vécue

Dans un article paru en mars 1965 (Manuel général n° 46), notre ami le Dr Ch. de Mondragon, Directeur médical du Centre Médico-Psycho-pédagogique Henri Wallon de Nantes, écrivait ceci :

« Pédagogue ou parent sont toujours plus ou moins impliqués dans les comportements d'inadaptation scolaire. Si les structures familiales, les interactions affectives qui s'y jouent sont capitales pour l'enfant dès les premières années, l'école a une importance considérable sur son évolution... Et il ajoutait... Nous sommes tous le psychothérapeute, bon ou mauvais de celui dont la formation dépend de nous ».

Je me propose, ici, d'apporter le témoignage d'une expérience menée par notre camarade Paul Le Bohec dans sa classe de Trégastel. Expérience qui illustrera le propos du Dr de Mondragon et en montrera la particulière validité dans le cadre de la pédagogie Freinet.

Christian M. est âgé de 7 ans 6 mois (706) au début de l'expérience. Ses parents sont divorcés ; la mère est remariée à Paris. L'enfant est élevé à Trégastel par sa grand-mère. On ne sait pas grand-chose sur sa petite enfance.

C'est un enfant chétif, pâlot qui, l'an passé, a été inscrit à l'école privée des filles pour raison de santé, Les deux kilomètres qui séparaient sa maison de l'Ecole publique des garçons auraient été trop longs pour ses petites jambes. Il arrive dans la classe de Le Bohec à la rentrée suivante.

Voici ce que Paul Le Bohec écrit sur Christian :

« Au début de l'année, il ne travaillait guère. C'est à peine s'il écrivait une ligne dans sa journée. Contrairement à mes anciens du CP qui suivaient désormais le CE1, je ne connaissais pas ce garçon et ses fréquentes absences m'empêchaient de nouer la relation. Je n'ai pas su m'y prendre, d'emblée, avec ce petit bonhomme qui tranchait si nettement sur les autres élèves. En effet, tout mon CE1 travaillait d'arrache-pied. Ce garçon-ci ne faisait rien. Alors, surtout en début d'année où il s'agit de bien mettre la machine sur les rails, c'était l'instituteur, l'instructeur, celui qui fournit les connaissances qui dominait en moi. Je « rouspétais », je n'acceptais pas que Christian ne fît rien dans sa journée.

Ce n'était pas la bonne attitude. Tôt, j'en eus la preuve.

En effet, au cours des monologues spontanés auxquels l'enfant avait pris goût, Christian révéla sa peur.

Tournant en rond, presque sur place, il psalmodiait – « L'éco-o-le c'est-est du-ur ! »

Puis, un beau jour, il chanta : « Je vais à la chasse, je vais à l'école. je tue tous les enfants et je tue le maître ! » (1)

Ainsi, Christian avait peur des autres enfants (l'un d'eux, 16 ans, mesurait 1,80 m). Leur comportement l'effrayait, dans la cour de récréation. Mais il avait surtout peur de moi. Peur du maître.

J'abandonnai alors toute tentative didactique. je lui parlais doucement, je désirais faire sa conquête. Ce n'était pas facile parce que nous n'avions pas vécu assez longtemps ensemble...

   
   
   

Cependant, l'enfant s'adaptait mieux. Il écrivait des textes de plus en plus longs. Il lisait un peu et semblait vouloir calculer.

Mais le problème n'était pas résolu pour autant. Un jour, il me remit même le document suivant (fig.1).

Lorsque j'avais vu des documents semblables dans les mains de Pigeon, je m'étais dit : « Rien d'étonnant, lui s'occupe d'enfant-problèmes ! »

J'acceptais les documents présentés par Pigeon ; pas totalement toutefois. je n'acceptais surtout pas les interprétations qu'il donnait. En un mot, il demeurait chez moi une large part de scepticisme.

Et voilà que chez moi, dans une classe « normale » avec des enfants réputés normaux, surgissait cette page illustrée où j’étais parfaitement mis en cause. Tout tendait à me diminuer, à me rendre ridicule à tout prix, grotesque même dans ces croquis. Examinons les éléments graphiques péjoratifs :

- la face de Monsieur Le Bohec,

- Monsieur Le Bohec aux cabinets (!!)

- Monsieur Le Bohec qui fait le marché (pour Christian, c'est le comble du ridicule),

- Monsieur Le Bohec en prison parce qu'il a renversé l'armoire exprès,

- et surtout, peut-être, Christian, tout minuscule, qui va battre Monsieur Le Bohec. David s'apprêtant à terrasser Goliath !

Moi qui m'étais imaginé que les relations s'étalent arrangées, quelle désillusion ! Que pouvais-je faire ? Que devais-je tenter ?

J'essayais de me montrer très indulgent pour Christian. C'était assez facile parce qu'il était sensible et intelligent et que sa lecture, son écriture, son calcul étaient devenus à peu près acceptables.

Je ne sanctionnais surtout pas, le peu d'ardeur qu'il manifestait, parfois, pour le travail. Au contraire, je favorisais son expression libre. Alors Christian se révéla peu à peu, à mes yeux comme à ceux de ses camarades intéressés :

- un chanteur remarquable, voix grave, inspiration sans défaillance,

- un danseur excellent, encore que fort comique (je savais rester sérieux car l'enjeu était d'importance),

- un dialogueur de premier ordre, à l'imagination vive,

- un monologueur doué sachant tirer parti du moindre accessoire,

- un chorégraphe (mais oui !), inspiré qui inventait des évolutions, marches, courses à deux ou à plusieurs participants, des rondes, des danses.

Souvent, je le félicitais. Il le méritait bien. Parallèlement, Christian avançait en calcul, en lecture, en écriture, en orthographe. Ses cm² montaient sur le planning.

Un matin, le 25 mars, je trouvai, sur son bloc, le dessin présenté ici (fig. 2). Quelle joie ! Ainsi, même dans les situations courantes, avec des enfants appréciés comme normaux, des problèmes se manifestaient comme sous forme de petits drames, d'oppositions, de craintes génératrices d'angoisse, le tout plus ou moins intériorisé. Pour qui se refuse à voir, il est possible de ne rien savoir. Mais le dessin spontané est un témoin ».

Il y a plus. Lorsque la relation se normalise. Lorsque l'accord se développe, l'expression totale de l'enfant aidant à l'épanouissement, le dessin spontané témoigne encore de l'amélioration et il aide à cette amélioration.

Lorsque l'accord « enfant-maître » a été conclu, lorsque, ici, l'identification a permis de dépasser la situation paradoxale « amourhaine » dans un climat pédagogique aidant, Christian a pu investir symboliquement son maître de la plus haute dignité que lui suggèrent ses huit ans proches : « Monsieur Le Bohec est le roi » (fig. 3)

« Pourquoi chercher à tout prix cet accord ? écrit encore Paul Le Bohec. Parce que l'enfant ne peut vraiment être lui-même qu'à partir de ce moment-là. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'il sera en mesure de se mettre en route. je pense que nous devons tenter de l'obtenir le plus tôt possible, en même temps que nous devons rechercher et étudier coopérativement les techniques qui favorisent cet accord et le précipitent ».

Il y aurait beaucoup à creuser, beaucoup à dire dans le sens de la relation « maître-élève ». L'expérience de Le Bohec à Trégastel pourrait se multiplier, elle devrait constituer un exemple. En tout cas, elle s'inscrit harmonieusement dans les conclusions du colloque sur l'Ecole Moderne d'Antony en 1957 :

« Les techniques de l'Ecole Moderne permettent à l'écolier d'agir en Enfant, au maître d'agir en Homme, à l'Ecole de devenir thérapeutique ».

Pour le présent, Paul Le Bohec vient d'apporter des masses d'eau au moulin du Dr de Mondragon.

MAURICE PIGEON

Docteur en Psychologie

(1) Le Dr Bovet, dans un schéma fameux, prouve que l'agressivité est rarement primitive. Elle serait la conséquence d'un sentiment d'insécurité développant l'angoisse puis une agressivité pouvant s'investir en délit générateur de sentiment de culpabilité. A partir de quoi peut s'instaurer une réaction circulaire de conséquence parfois grave.

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