L’étendard arc-en-ciel

L'aventure débute comme un conte de fées, il y a quinze ans...

La petite école rurale dans une clairière, au milieu des forêts ! Les biches gambadant dans les éteules, les lièvres pillant les petits pois du jardin. Une trentaine d'élèves, garçons et filles - pour deux classes galopant dans les chemins perdus. Autour du feu, l'hiver, ça sentait l'étable chaude, parce que la plupart de nos « commis » avait déjà accompli bien des tâches dans la ferme paternelle avant d'arriver à l'école.

L'enfant-oiseau, l'enfant-chèvrefeuille, chèvre-pied... L'arc-en-ciel tremblait à ce moment, dans le ciel d'été comme une banderole, l'écharpe d'Iris, au-dessus des bois. Nos contes, nos poèmes, notre petit journal à la pierre humide, puis au limographe puis, consécration, en beaux caractères de plomb. Nos linos multicolores, nos grandes fresques au badigeon, à la craie, et le creux d'argile rose au milieu du jardin ; les ribambelles de figurines, les coqs glorieux qui séchaient sur le poêle entre les gamelles de soupe, et les lettres et les colis de nos correspondants, de nos amis des Vosges, d'Afrique...

Un jour, hélas, il fallut partir : effectif insuffisant ; il fallut planter le drapeau au milieu des murs gris, des platanes en exil. Plusieurs années, le sortilège garda son pouvoir bénéfique. Au cours préparatoire, les dessins purent fleurir, les indiens, les cow-boys, le carnaval, les contes s'agrémentèrent du passage des soucoupes volantes, des martiens, de souvenirs de colo. Films fixes, pantomimes, marottes, fraîcheur et poésie...

Puis les immeubles poussèrent si haut, si dru à la place des jardinets, que notre arc-en-ciel n'eut plus de soleil pour nourrir son espoir. L'enfant-télé, l'enfant-bagnole, l'enfant-grand-ensemble qui piaille, s'énerve, parle pour rien, n'écoute pas, ne regarde pas.

Si, la télé !

Alors l'intérêt est à son comble, le silence éloquent, la réaction passionnée, le mercredi à l'émission scolaire - le Monde animal ou Télé-voyage - mais ça dure un quart d'heure, et nous sommes les seuls dans le groupe et sans doute dans la ville à utiliser ces leçons audio-visuelles irréprochables. Nous écrivons, nous dessinons, nous exploitons au maximum ce moyen de connaissance. Des fautes d'orthographe, dans nos textes, mais y en aurait-il moins dans un exercice d'élocution sur l'emploi de malgré ou de car ?

Le procès de notre enseignement périmé, de nos manuels, de notre éducation boiteuse...

Je lis sous la plume de B. Cacérès, un des pionniers de l'Education Populaire, qui ne manque jamais de manifester son respect pour les instituteurs du passé, son espoir dans les instituteurs du présent :

« Les adultes de 25 à 35 ans qui se mettent à suivre les cours du soir révèlent qu'ils n'avaient pas envie à 14 ans de continuer d'aller à l'école au-delà du certificat d'études »...

Entre nous, Cacérès n'est-il pas trop indulgent ? Les méthodes d'instruction publique, laïque et obligatoire ne sont-elles pas pour beaucoup dans le dégoût manifesté dès que la porte de l'école est franchie ? Cependant, il écrit :

« A l'intérieur même de l'enseignement primaire, tout se passe comme si la formation à base d'obligation constituait l'essentiel. Or, les activités semi-obligatoires du type des activités dirigées ou péri-scolaires ont peut-être plus d'importance pour créer des attitudes et des habitudes favorables à l'acquisition permanente de la culture... »

Nous y voilà ! Le développement de la sensibilité et l'expression graphique, bases du développement harmonieux de l'intelligence à l'école maternelle, subissent une telle éclipse à l'école primaire que l'adolescent fuit comme une geôle un enseignement mécanique, abstrait, erroné, rebutant pour une trop grande majorité.

Et pourtant l'adolescence est un âge déterminant, l'âge des options. Pour le bien pour le mal, hélas ! Il y a sept cent gosses à Fresnes. Pour leurs 25 ans, la Cour d'assises... C'est à frémir !

Et pourtant, à l’Arc-en-ciel, une équipe d' « ados » attelés à une tâche collective ou individuelle, semble de petits agneaux innocents et purs nonobstant le chewing-gum et Sheila en sourdine. On a renoncé aux cigarettes : le pinceau dans une main, le pot de couleurs dans l'autre, on finissait par se brûler le bec ou s'étouffer faute d'une troisième main. Pour ceux-là il semble qu'il ne peut y avoir de problème.

Les plus sûres conquêtes de l'art contemporain ne sont-elles pas la couleur, le sens du mural, le sens de l'équipe ? Il y a bientôt cent ans Van Gogh, Gauguin, Matisse et tant d'autres substituaient à la notion épuisée de clair-obscur celle, rayonnante, de la couleur. Le progrès technique, les matériaux nouveaux, la démocratisation de l'art, la nécessité d'un cadre digne des nouvelles collectivités, la cherté des oeuvres estimées artistiques consacrent la victoire du mural, du gigantesque parfois, sur l'intime tableau de chevalet ou le bibelot d'étagère.

La synthèse des arts, l'architecte maître des formes et des couleurs travaillant en collaboration très étroite avec les peintres et les sculpteurs. La notion d'oeuvre d'envergure et collective relègue l'artiste besogneux, maudit, dégénéré au rang des mythes, moins de pittoresque, peut-être davantage d'efficacité et cette merveilleuse source de prodiges - l'Equipe...

Ce n'est pas en proposant au CEP comme sujet de dessin une plume « sergent-major », ou un boulon ou une corbeille de fruits de mémoire (ce qui ne serait pas si grave si, durant sa scolarité, l'enfant avait une fois assez observé une corbeille de fruits), ou bien en demandant aux élèves d'une école municipale de dessin de dessiner au fusain une rose d'un mètre carré... Quels sujets excitants et comme on les comprend de vouloir à 14 ans fuir, fuir...

A l'Arc-en-ciel, les sujets ne manquent pas ni l'enthousiasme ! Les couleurs chantent ; comme chez les petits, mais la main est plus sûre, la palette plus contrôlée, les rythmes plus voulus, les forces mieux réparties. Petit à petit les grandes lois de la composition, cette « géométrie secrète » qui règne dans les musées et qui préside aux plus sereines créations actuelles - aux plus optimistes - deviennent un tremplin pour une expression de plus en plus personnelle. La tache colorée animée d'un graphisme c'est un Dufy, une élégante arabesque : un Matisse, des bleus solides sur des rouges transparents : un Lapicque, des gris sourds : un Braque, humour et poésie : un Picasso...

Et l'on travaille grand, sur kraft, sur isorel, sur étoffe, avec Ceracolor (Paillard) ces couleurs à la cire, stables, riches, d'un prix abordable en boîtes d'un kilo, avec des brosses à manches courts pour la gouache et l'on travaille en équipe, pour tous et par tous...

... et l'on pourrait travailler ainsi dans les Maisons de jeunes, dans les Foyers Léo Lagrange, chez les Francs Camarades, partout où il y a des jeunes avides de s'épanouir, de s'aider, de s'entendre, curieux de découvrir leur propre personnalité, au sein d'une société compréhensive : moins pour devenir des artistes que pour apprendre à voir, à sentir, à exprimer, à comprendre et peut-être devenir meilleurs...

Mais quelle lutte à mener

sous l'étendard Arc-en-ciel

ROGER LAGOUTTE

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