Anne avait neuf ans quand, il y a deux ans, elle est arrivée à l'Ecole Freinet. Elle venait du Laos où sa mère est professeur de lycée et où elle a vécu les années les plus déterminantes de son enfance, marquée de deuils cruels. Elle nous arrivait, tenant toujours - moralement du moins - son petit frère Hugues par la main. Ils étaient le symbole des orphelins, éperdus de tendresse pour la chère maman lointaine, irremplaçable. On ne sait jamais à quelle hauteur peut s'élever la peine d'un enfant.

Anne avait une conscience aiguë de ses responsabilités de soeur aînée mais elle avait aussi le sentiment douloureux de n'être pas apte à les remplir. Ses maladresses de gauchère, son retard scolaire, une surdité avancée qui l'isolait des autres, la mettaient sans cesse dans une atmosphère d'échec dont les adultes étaient à peine conscients et qui suscitait les impatiences de ses camarades. Anne était donc dans l'impossibilité de se donner à fond dans les initiatives collectives et de manifester des désirs personnels, des élans d'affection qui sont la marque des fillettes de son âge. Aucune amertume en apparence sur le visage de cette enfant éclairée de sensibilité aimante mais emmurée déjà dans une implacable solitude, celle du sourd et de l'incompris.

Je me suis personnellement beaucoup attachée à Anne. A la suite d'accidents de santé, elle a vécu près de moi des semaines entières ; elle a découvert peu à peu le plaisir de se prodiguer aux autres par le texte libre et le dessin libre, d'en recevoir en retour sympathie et accueil, Et c'est ainsi qu'elle est arrivée à la conscience de ses paysages intérieurs.

Après ces mois de solitude morale, si avides étaient chez Anne le besoin de contact avec les autres, le désir d'échanges et de sympathie, qu'elle ne cessait de se délivrer dans une spontanéité fulgurante comme se délivrent les eaux vives après le dégel. Elle s'abandonnait à une sorte de fougue à se prodiguer dans des créations littéraires et artistiques dont elle sentait, au‑delà des mots et des lignes, la portée humaine et le rythme même de la vie.

Nous donnons ici la dernière page de ce livre de la joie qu'une fillette guérie de ses malheurs - y compris sa surdité - nous a laissé en émouvant souvenir avant de repartir pour le Laos.

E.F.

   

Comme une fleur qui s'ouvre !

Interview d'élève

Ecole Freinet

Quand je suis arrivée à l'Ecole Freinet, je ne savais pas dessiner. Je faisais n'importe quoi ou alors je m'appliquais à dessiner pompier, à faire les choses justes, comme elles sont.

Ici, j'ai appris à dessiner original. C'est mieux que pompier.

Pourquoi c'est mieux ?

J'sais pas moi, parce que ça se sent : on voit un dessin, on dit « c'est pompier » ou « c'est original »... Par exemple, un visage pompier, il a les deux yeux, le nez, la bouche, les joues, le menton bien à leur place et c'est toujours pareil, tous les visages sont pareils... On dit : « Ah ! mais, ceux-là je les ai assez vus »...

Quand on dessine original, on fait ce qu'on veut, ce qui vient à l'idée. Par exemple, si on veut mettre trois yeux, ou pas de nez, etc... C'est comme dans les contes... et ça fait des figures drôles qui peuvent exister dans d'autres planètes... Moi, je dessine à toute vitesse : les idées viennent vite et il faut que la main se débrouille. C'est comme ça que c'est original. Je peux faire des tas de dessins et il n'y en a point qui se ressemblent...

Tu dessines, ces derniers temps, des personnages en « grappe »...

Ça me plait mieux… C'est plus original, ça fait plus riche, une tête qui sort de tous les côtés, ça fait poser des questions...


Anne de Lignères 11 a.

   

Te souviens-tu des temples du Laos ?

Non, je crois que je n'ai pas vu les temples du Laos. Peut-être que j'en ai vu, mais je ne m'en souviens plus...

Dans tes dessins « en grappe », il y a peut-être une maman ?

Peut-être. C'est vrai, c'est comme une famille. La maman ça serait celle du milieu et les autres les enfants. C'est une bonne idée, mais j'aime mieux ne pas faire des familles parce qu'alors j'aurais une idée fixe dans la tête et je n'aime pas ça. C'est pas penser qu'il faut, mais voir où il faut faire une tête ou une décoration, etc... alors ça va vite et le dessin est beau. C'est comme si une fleur s'ouvrait. Il y a chaque « petite pétale » à sa place avec un coeur de fleur...

La première fois que j'ai fait un dessin comme ça, où tout est réuni, comme une fleur ou une grappe, j'ai pensé que c'était bien, j'étais contente, je disais aux autres : « Voyez comme c'est beau ! C'est sûrement très beau puisque je suis si contente ! »

Mais je peux aussi dessiner comme les autres, faire des soleils, des personnages, des bêtes, mais je ne les trouve pas tellement extraordinaires.

C'est toi qui a dessiné toutes les fresques du théâtre de plein air. Raconte ce que tu as fait.

Oui, c'était pas commode. C'est difficile de dessiner avec un bout de roseau sur du ciment mouillé : les ronds se font mal et tout le reste aussi. Il fallait que je me tienne sur un madrier au-dessus du ciment. J'étais toute « ratatinée », il fallait que je me tienne de la main droite au madrier et je dessinais de la main gauche. C'était de très grands dessins ; il fallait qu'ils aient la même longueur, la même largeur pour faire régulier.

Il faisait une chaleur comme au Sahara je crois bien. J'étais en slip, le soleil me tapait sur le dos. Oh ! la la, je transpirais de toute ma peau...

 
   

Si je me reposais le ciment séchait et on ne pouvait plus mettre la couleur ; c'étaient mes camarades qui passaient les oxydes à toute vitesse parce que le soleil les brûlait tout de suite.

J'ai mis une heure et dix minutes pour faire toutes les figures... la tête me tournait...

Quand j'ai eu fini, Maman Freinet m'a dit :

« Va vite te baigner : tu as la piscine pour toi seule... »

L'eau était bonne et j'étais folle de joie d'avoir gagné mon pari : c'était pas un pari avec les autres, mais un pari que je m'étais fait à moi-même parce que si je n'avais pas tenu le coup » les autres ne savaient pas dessiner comme moi et aussi ils n'allaient pas aussi vite : le ciment aurait séché et tout aurait été gâché.

   

De tous les élèves de l'Ecole, c'est moi qui ai dessiné le plus de choses je crois bien : des dessins, des tentures, des fresques sur le mur, sur le ciment et j'ai fait aussi des bas-relief, des poteries... C'est bien, parce que ça me fait des souvenirs et ça fait aussi des souvenirs à l'Ecole Freinet, à mes amies, à Maman et à Papa Freinet.

Tu aimerais faire du dessin pendant toute ta vie ?

Oh ! oui, j'aimerais avoir un « métier de dessiner » pour gagner ma vie. Mais ma maman veut que je fasse mes études, alors je ne sais pas si je pourrai encore dessiner et faire de la peinture. Au lycée ce sera autre chose et peut-être je ne serai pas très enchantée. Mais le jeudi et le dimanche je dessinerai pour moi et mes amis.

Et si tes amis du Laos aiment les dessins « pompier » ?

T'en fais pas va, les gens qui sont pas tellement savants, ils sont pas « pompier »...

 

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