Le Dessin

Traduction d’un sentiment d’insécurité agressive

Ou reflet d’un style d’éducation

(suite)

B. Sentiment de culpabilité

   

Les deux dessins suivants (fig.2 et 3) sont extraits d’une collection obtenue dans divers centres d’accueil ou de rééducation pour jeunes délinquants.

Le premier a été réalisé par un garçon de 12 ans, issu d’un milieu familial sous-développé et sans aucune valeur morale. Pour ce genre de « parents », ce qui est « bien » coïncide avec ce qui présente un intérêt direct et immédiat dans le temps. Ce qui est « mal », c’est ce qui bride, ce qui gêne. Dans un milieu semblable, chaque individu ne possède qu’un « sur-moi » fort mal structuré, qui n’a aucun rapport avec la conscience morale. Ici, les chapardages dont l’enfant s’est rendu coupable n’ont pas été vus sous l’angle d’un acte délictuel. Du point de vue du niveau mental, le retard est évident et affectivement le garçon est demeuré à un stade infantile.

Que traduit le dessin ?

Il est « remarquable » parce qu’il manque d’équilibre, mais surtout, nous y retrouvons l’affirmation d’un monde agressif, toutes dents découvertes. Les professions : « concierge » pour la femme, « chef de gare » pour l’homme, signifient suivant un symbolisme populaire, que celle-là est une bavarde dont les paroles sont dangereuses en ce qu’elles peuvent « vous » faire arrêter, et que celui-ci, avec son képi et son uniforme, représente l’autorité répressive. La valeur de l’acte n’est entrevue que sur le plan de la punition.

En d’autres circonstances, chez de jeunes délinquants, j’ai retrouvé souvent les professions (?) suivantes dans les dessins : pour les femmes : « bonne de café » plusieurs fois, « concierge », « cafetière », « femme qui se promène », « cheftaine », « petite femme ». Pour les hommes : soldat, gendarme, concierge, cow-boy, « agent de gare », caissier.

 

   

Ces simples indications sont bien souvent intéressantes pour situer le délinquant. Pour ce dessin qui nous intéresse, on ne retrouve aucune trace de sentiment de culpabilité.

Le dessin suivant (fig.3) beaucoup plus complet et évolué, a été réalisé par un garçon de 14 ans qui avant d’arriver dans un Centre d’Accueil s’était rendu coupable d’un vol d’argent, d’un vol d’une montre, d’un vol d’une bicyclette.

Orphelin de père et de mère, très jeune, il avait été élevé par des grands-parents, de milieu social aisé, qui recevaient également un autre petit-fils, plus âgé, étudiant dans un établissement d’enseignement supérieur.

Travailleur et sérieux, l’étudiant avait obtenu de ses grands-parents, à titre d’encouragement tout à tour de l’argent, une montre, une bicyclette (c’était en 1947 !).

Les vols du plus jeune, s’estimant lésé, s’inscrivent dans une ligne revendicative claire. Mais ici, le conflit du garçon avec soi-même est patent. Les symboles sont transparents. Les anges-éducateurs luttent, bien armés, de vive force contre les démons du vol. Cependant les « gars » du Centre subissent leur peine, terriblement mutilés et impuissants. Ces gars sont d’ailleurs symbolisés par le seul personnage-victime qui a l’air si triste. Le sentiment de culpabilité est intense. Les bras sont coupés, de même que le tronc dont la tête est séparée.

   

La fig.4. dessin d’un garçon de 12 ans, Jean-Claude, débile léger, élève d’une classe de perfectionnement, a été ainsi expliquée par son auteur :

« Le monsieur se promenait pour aller chercher à manger. Il a vu le pendu dans l’arbre. Alors maintenant il a peur qu’on dise que c’est lui  qui a fait le coup ! »

« Celui qui s’est pendu, c’est parce qu’il avait tué des gens ! »

Il n’est pas besoin d’analyser longuement le dessin pour y découvrir, outre ce qu’expose la verbalisation, les éléments angoissants : le soleil personnalisé et agressif avec ses dents découvertes, l’arbre patibulaire squelettique, branches coupées, sans une solide assise. Tout semble se passer dans une sorte de rêve inconsistant. Les deux personnages sont dépourvus de mains, avec des bras tubulaires.

Jean-Claude, enfant gringalet, a perdu sa mère assez jeune ; son père boit beaucoup, et sa belle-mère ne lui a guère prodigué d’affection. Par compensation, il ronge ses ongles jusqu’au sang, et très tôt, il s’est masturbé. Il dort mal, fait de mauvais rêves, il craint de mourir. En lui, s’est installé un sentiment de culpabilité qui s’exprime dans son dessin par un symbolisme d’auto-punition du type castration.

Le problème des personnages aux mains coupées ou dissimulées a été systématiquement étudié par l’équipe du Comité de l’Enfance Déficiente de Marseille, Mmle S.Cotte, G.Roux, M.A. Aureille, dans leur ouvrage Utilisation du dessin comme test psychologique chez les enfants (1951)

Les auteurs n’apportent pas de conclusions toutes faites. Leur travail se termine ainsi :

   

« Faut-il voir dans la mutilation du bonhomme une survivance de la loi du talion ? Une sorte d’apaisement apporté au Sur-moi ? De nos jours encore, certaines peuplades assez peu civilisées punissent le voleur en lui sectionnant la main. Faut-il voir dans la dissimulation des mains le sujet qui a l’habitude de mentir et qui se trahit ? Faut-il n’y voir qu’un simple sentiment de « malaise intérieur » ou d’anxiété de l’individu qui craint d’être découvert, peut-être pour une faute autre que celle qui a déterminé l’examen psychologique ou qui en ressent un net sentiment de culpabilité. »

Les auteurs n’ont considéré le dessin que comme un test appliqué à de jeunes délinquants. Pour nous, dans le dessin libre, les mêmes observations concernant la mutilation ou la dissimulation de segments se sont imposées dans un grand nombre de cas . Pourtant, il ne s’agissait pas, le plus souvent, d’enfants ni d’adolescents délinquants. Et les jeunes délinquants ne traduisent pas toujours leur mode d’anxiété par ce sacrifice symbolique.

Après avoir examiné, entre 1948 et 1950, 640 dessins réalisés par des enfants (à partir de 6 ans), et des adolescents des deux sexes jusqu’à 16 ans, aucun sujet n’étant un délinquant au sens juridique du terme, j’ai été amené à penser que le signe des mains coupées ou dissimulées que j’ai retrouvé dans une proportion étonnamment élevée vers 18 ans, et surtout chez les garçons, indiquerait une manière de malaise dans la relation de l’individu avec le  milieu et avec soi. Il semblerait que cet « accident » graphique n’existerait guère chez ceux dont le psychisme est harmonieusement et solidement charpenté. Il témoigne d’une optique psychanalytique d’un « Moi » trop peu solide, incapable d’intégrer une « Sur-moi » rendu exigeant par un certain mode d’éducation, et peu propre à contrôler les pulsions du « ça ». Serait-il donc, alors, le signe d’une légère et transitoire désadaptation ?

   

C. Le dessin, reflet d’un style d’éducation ?

Le hasard m’a mis en présence, au cours d’un séjour chez des amis anglais en 1957, d’une aimable fillette, Jane W. 7 ans, remarquablement douée intellectuellement, qui, sachant que j’aimais les dessins des enfants, m’avait, entre autres, offert ceux-ci présentés (fig. 5 et 6) A ma question touchant le garçon de la fig.5 : « Est-ce un mauvais ou un bon garçon ? » La réponse vint immédiate : « oh ! naturellement, c’est un mauvais garçon puisqu’il a chipé les bille de ses camarades ! » Ici, les deux mains sont dissimulées, la droite derrière le dos, la gauche dans une poche où elle serre les billes chipées ….

La fig.6 présente, fort correctement rendue, une rue typiquement anglaise avec ses cottages bien alignés, ses barrières dans le fond, ses larges trottoirs, sa chaussée au passage « zébré » et dans le coin, au bas et à droite, la corbeille aux papiers avec son inscription « Litter ». Avec aussi le personnage central, celui qui détient le pouvoir et l’autorité de régler sans discussion la circulation, ce personnage parfait : le policeman, reconnaissable à son haut casque. Or, sur le six personnages (y compris le conducteur de la voiture Co-op.), seul notre bobby possède des mains aux doigts bien étalés. Pourtant tous les personnages agissent de façon parfaitement correcte.

Je verrais, dans cet exemple, un formalisme extrême d’obéissance à la règle, avec un soupçon d’inquiétude dans l’attitude rigide. Est-on jamais sûr de ne pas se trouver en contravention au regard du tout-puissant policeman infaillible, symbole de la Loi ? Très strictement élevée, Jane est devenue, pour un temps peut-être, scrupuleuse à l’excès. Il y a donc bien cette manifestation d’un malaise avec le milieu et avec soi, indiquée précédemment.

Bibliographie : Il m’est agréable de signaler à nos camarades que notre ami de Nantes, le Dr Louis Corman, vient de faire éditer, aux Presses Universitaires de France, un très bel ouvrage : « Le test du dessin de famille dans la pratique médico-pédagogique ». On y trouve des éléments précieux sur la manière dont l’enfant vit ses relations affectives avec ses parents et avec sa patrie et sur la manière dont il résout ses conflits soit oedipiens soit de rivalité fraternelle.

Un ouvrage dont la lecture est à conseiller.

Maurice PIGEON

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