Télécharger le texte en RTF

Retour au sommaire

L'ARIEL

J'ai construit cet instrument non pour enseigner la musique, mais pour en faire. Il est robuste, en matériau moderne : fer cornière, bois contreplaqués, fils d'acier pour cordes de piano, boulons tendeurs.

A l'aide de la clef fournie avec l'instrument, tendez les treize cordes en vissant les écrous. Vous donnerez le même son : un plein franc et de bonne durée, à chaque corde. Puis vous disposerez les chevalets mobiles pour obtenir les sons que vous désirez. On frappe, on pince, on effleure, à volonté. Une corde qui casse ne saute pas, mais se recroqueville sur elle-même et ne peut donc causer aucun accident.

Une mise au point plus délicate d'une boite de résonance nous eut donné plus de satisfaction pour la sonorité mais nous perdions l'économie, la robustesse, la simplicité que nous désirions pour cet instrument destiné à l'usage des enfants. A Pralognan, une jeune fille frappe à deux marteaux sur une palette ensorcelée de sons ambigus, c'est une danse. A Clermont en Argonne, les cordes fort tendues pour une palette classique donnent sous la pincée de plusieurs doigts à la fois de beaux accords vibrants, J'avais donné cet instrument sans mode d'emploi la fois pour montrer qu'il n'en a pas besoin et pour susciter des initiatives qui n'ont d'ailleurs pas tardé.

Madame Guillaume nous racontait au stage d'Etel combien l'Ariel intéresse grands et petits. Son mari a fabriqué plusieurs Ariels. Les visiteurs, nous dit-elle, se penchent, demandent tout en frappant les cordes « ce que c'est que ce machin là », et au bout d'un moment chacun est dans quelque coin de la pièce travaillant sur un Ariel. Mais ce que nous a dit Madame Guillaume de plus émouvant, c'est qu'une enfant de sa classe avait-repris goût au travail grâce aux réussites permises par cet instrument. L'Ariel reproduit des airs connus. (Nous pourrions aussi donner des repères qui permettraient, avec des textes appropriés, de jouer sans connaître la musique).

Jean-Paul se levait de bonne heure et venait à l'école sous l'acacia, tous les matins chanter « Anne de Bretagne » et « ses » airs pour le certificat d'études en s'accompagnant avec l'Ariel. Sa mère gardait l'instrument le soir pour jouer sur la table de cuisine après qu'elle avait fait son ménage et couché ses enfants. Il suffit, pour transporter aisément l'Ariel de trouer deux fois son flanc et d'y nouer quelque grosse corde qui fera office de poignée.

La puissance de l'Ariel ne tient pas à la facilité de régler ses sons sur les musiques que tout le monde connaît ; sa magie provient de ce qu'on met en place soi-même une palette et qu'on en peut tirer une musique inouïe Cela tient aux chevalets mobiles qui règlent avec une précision et une aisance extrêmes la longueur, et donc les sons des cordes vibrantes.

Helena Semenovitz, notre excellente amie de Pologne jouait un jour à Vence sur l'Ariel. Elle avait préparé sa palette en déplaçant les chevalets mobiles, elle jouait. Un camarade dit en riant : « La polonaise en si ». Héléna ne riait pas, elle répondit vigoureusement que c'était sa musique et qu'elle venait de faire une découverte.

Les enfants procèdent avec la même simplicité. Devant un choix de sons infini dont ils s'imprègnent d'abord, ils prennent à leur portée une discipline simple et progressive dont ils tirent des musiques qui placent l'Ariel non pas entre le zéro et la culture en place, mais au seuil d'un art nouveau.

Il ne me reste plus qu'à dire que l'Ariel peut aller en tous pays, qu'il se prête à toute musique de la planète, à toutes les « musiques des autres » et certainement aussi aux « musiques d'ailleurs » que nous effleurons peut-être sans le savoir...

Paul Delbasty