Le « jus » d'eau

C'est par une habituelle journée de travail, de vie intense. Dans tous les coins de la classe, on s'active ; chacun transcrivant, qui avec bonheur, qui avec fougue, qui avec sérénité, un besoin de vie du moment ; il règne une activité, un bourdonnement de ruche...

Soudain, par là-dessus, crevant le bruissant murmure, un éclat de rire frais comme le chant de merle dans le matin de printemps, qui vous fait « chaud au coeur, à la tête, aux yeux » comme disent les enfants...

Cela vient du « coin d'eau »

Peut-être, trop préoccupée jusqu'à ces derniers temps de l'expression créatrice spectaculaire (dessin, peinture), n'avais-je pas vraiment donné toute mon attention à ce coin. Je savais, bien sûr, que l'eau exerce sur les petits un attrait irrésistible, il suffit de voir l'allégresse avec laquelle les tout petits offrent leurs mains tendues à la caresse de l'eau, sous un robinet prestement ouvert, malgré les interdits, sans souci ni de l'inondation environnante, ni du tablier ou de la robe qui se mouille...

Je savais que cette eau dont les jeux sont souvent défendus à la maison procurait aux petites mains une agréable et apaisante sensation de bien-être et dont le caractère calmant thérapeutique est certain, mais c'est Patrick, qui, cette année, dans la classe des 5 à 6 m'a vraiment ouvert les yeux. Absent durant les cinq premiers mois de l'année, n'ayant jamais fréquenté l'école, il s'est trouvé un peu désemparé dans cette société organisée sans lui, et dans laquelle chacun avait sa place. Aucun atelier n'arrêtait son choix. Instable, l'air ennuyé, il allait d'un atelier à l'autre sans jamais s'y fixer. Un jour pourtant il se dirigea vers le coin d'eau, récupéra des bouteilles et des boîtes, et il se mit à mesurer : petites boîtes, bouteilles et litres de toutes sortes. Quand l'eau commençait à envahir la classe, armé d'une serpillière il épongeait et recommençait.

Deux semaines durant il s'y tint. Un matin il vint me trouver :

- Tu vois Madame, ce litre en plastique et ce litre en verre, c'est pareil. Le petit pot vert c'est pareil que la petite bouteille et dans le litre il y a quatre petits bocaux...

- Mais c'est formidable Patrick, tu veux expliquer à tes camarades ?

   

Et hop ! le déclic avait joué. La pensée se mettait en marche. Patrick a continué quelque temps encore ses expériences d'eau, et puis maintenant, comme les autres, il est entré tout naturellement dans la ronde : il peint, il modèle, mais le coin d'eau garde toutes ses faveurs, bien que des camarades plus malins que lui aient inventé des jeux nouveaux :

Les interminables séances de transvasement, les mesures, tout cela est dépassé. Eric et Muriel y ont ajouté : tuyau, entonnoir... Alors commence une série invraisemblable de « parcours d'eau »au travers du tuyau tout droit, puis enroulé autour d'un litre, adapté au robinet, noué, serré, desserré, jusqu'au moment où Muriel s'aperçoit que l'eau qu'elle verse dans l'entonnoir adapté au tuyau sort de celui-ci avec un léger jaillissement.

- Regarde un « jus d'eau »

Elle veut dire un jet d'eau.

- Y a pas assez d'eau. Va en chercher Eric, apporte de l'eau !

Involontairement, elle monte le bras qui soutient l'entonnoir, et l'eau jaillit plus haut, à l'autre extrémité.

- Monte encore plus haut, plus haut, va chercher une chaise !

- Attends, dit Eric, je tiens le tuyau. Et en même temps il le pince.

   

Cette fois c'est le vrai jet d'eau, et aussi « drets », aussi « frais » que lui, fusent les rires.

- Madame ! viens voir le « jus d'eau ». Plus que Muriel monte, plus que le jus d'eau monte. On va pouvoir arroser la plante d'ici.

(Je pense bien, la plante est à 1 m au‑dessus d'eux).

Et toute la classe est là, et tout le monde rit. Je ne leur ai pas dit, bien sûr, qu'ils venaient de découvrir le principe des vases communicants, mais je suis sûre que cette découverte faite dans le tâtonnement joyeux, dans le rire, « organiquement liée à l'aventure de vie » aura au moins le mérite de les aider à comprendre, plus tard, les arides et sèches leçons de l'Ecole primaire. Et depuis lors, l'eau reste pour chacun un matériau d'expérience, au travers duquel il essaie ses possibilités, allant très loin, pour atteindre dans ce domaine comme dans tous les autres domaines, cette « ivresse de l'incohérent » que seule permet l'innocence de l'enfant.

Peut-on parler de l'eau, sans parler de la terre ? C'est de la terre que vient tout ce qui vit, c'est à la terre que retourne tout ce qui meurt. C'est de la terre que les religions ont sorti l'homme. C'est dans la terre que l'homme a d'abord modelé les humbles objets de la vie de tous les jours, et ceci bien avant la découverte des techniques.

   

Est-ce le sentiment de communion constante, de la terre et de l'homme, qui remontant du fond des âges, anime les mains du petit qui modèle, qui pétrit, et crée lui aussi, bien avant l'acquisition des techniques ? C'est d'abord une prise de conscience de ce matériau, surtout chez les 3 à 4, pour qui la terre comme l'eau répond à cet âge, qualifié en psychologie : âge d'intérêt sensoriel. Si l'eau est fluide et fraîche, la terre se plie, se triture, se coupe, se casse ; docile elle prend volontiers la forme qu'on lui impose, et sa souple résistance suffit à déclancher toute une libération de forces psychiques : agressivité, amour, violence, tendresse, aidant l'enfant à trouver un bienfaisant équilibre.

On a beaucoup parlé du besoin de créer, chez l'enfant. Il semblerait que le modelage y réponde, autant que les autres activités, sinon plus. Le dessin permet à l'enfant la création de formes, de masses colorées, qui le satisfont bien sûr, mais elles ne possèdent pas ce caractère tangible et concret qu'offre le volume, que l'on palpe, que l'on touche.

- J'ai un oiseau, dit Jean-Marie, et renouvelant le geste du créateur, il emprisonne dans sa main qu'il plaque sur le pain de glaise, un morceau de terre molle. Cela est informe d'abord, mais cela va vivre... Voici ses ailes, voici son bec, il vole, il vole, il a un nid, il aura des petits.

Une heure durant il crée, il anime, une petite masse informe, qu'une technique imparfaite, mais pour le moment inutile, renverra au néant aussitôt que le verbe de Jean-Marie cessera de lui insuffler la vie. Il fut un temps où j'aurais dit : Mais je ne peux pas faire cuire ce malheureux petit oiseau : il perdra ses pattes, ses ailes, rien ne tiendra !

Il faut faire ceci, cela pour que ça tienne ! Et ça tenait si bien que c'était figé, tristement prisonnier de la technique donnée trop tôt, tuant tout aspect de vie.

Pour comprendre le sens profond de toute oeuvre créée, il m'a fallu assister à la naissance de maternités douloureuses ou tendres que des petites mamans de la maternelle font sortir sous leurs petits doigts malhabiles berçant leur bébé de glaise. S'inscrivant contre les sacro-saintes conventions sociales, des mariées portant leur bébé défilent sous les applaudissements des créateurs ; des mariées, au voile de glaise, si léger, réalisé avec tant de soin et d'amour, qu'il défie les exigences de la technique.

Dans sa hâte du parfait l'adulte prive l'enfant du plaisir de se mesurer au matériau, d'en faire jaillir toute la richesse des purs instincts que nos principes civilisés maintiennent dissimulés derrière la façade des conventions ; instincts joyeux qui enfantent toute une genèse sortie d'un univers chaotique dont l'inquiétante originalité renverse la rassurante paix de l'ordre établi. Un monde enfin où vivre avec bonheur est vraiment la chose essentielle qui ne laisse place à aucun remords et à aucun regret.

C. Berteloot
Ecole Maternelle du Vieux Calonne
Liévin - Pas‑de‑Calais

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