D’un carnaval à l’autre

1955. Des épis de cheveux à reflets roux. Des yeux bleus un peu froids. Un petit nez humide toujours rouge. L'air d'un gavroche campagnard, solide sur des jambes maigres qui ne savent que courir avec la même fougue dans le sens de l'école comme dans celui de la maison : c'est Kaki qu'elle se nomme ; elle l'a voulu ainsi, faisant un compromis entre un «Jacqueline» trop long pour une si petite bonne femme et le « Calinette » édulcoré de ses «taties » en mal de tendresse...

Elle se sent peut‑être un peu seule, déjà... Née trop tôt après les deux premiers enfants, fille et garçon d'un c uple qui aurait préféré une plus longue trêve suivie de trop près par un beau garçon envoyé, tout exprès, semblait‑il, pour consoler la famille de la terrible atteinte de polio, tombée sur l'aîné resté infirme, elle a poussé presque en marge de tous, se sentant aimée bien sûr, mais peut‑être jamais préférée.

Ça lui est bien égal ! Elle a 4 ans, un corps maigre mais très sain et robuste, et elle n'a jamais froid, ni aux mains, ni aux pieds, ni aux yeux !

1956. Ça y est ! Elle vient à l'école régulièrement en cette fin d'hiver ; elle a presque cinq ans et c'est la période de Carnaval, la plus froide peut-être ici de toute l'année. Jamais malade, malgré une toux rauque un peu effrayante, elle est la plus vivante des petits, la plus difficilement silencieuse pendant la classe des grands. A ses jambes courtes qui battent constamment sous la chaise, il faut la contre-balance des mains occupées.

Un crayon, des feuilles de papier bon marché, et Kaki croque à toute vitesse, avec un lyrisme déconcertant, la multiple histoire d'une petite sauvageonne aux yeux large-ouverts, à la bouche étonnée, mais toujours étonnamment accrochée au sol avec ses jambes écartées, et prenant à témoin de son ardeur de vivre les oiseaux, les arbres-cagoules, les soleils même, à la tête ébouriffée et au coeur habité d'un humain...

   

1958. Maintenant c'est fini ; elle sait lire, d'ailleurs, elle est dans l'autre classe, qui m'est inconnue, soumise à tous les travaux scolaires. Je ne sais rien de sa vie écolière, sauf que je la vois passer toujours bondissant. A chaque rentrée d'automne, je m'étonne de la trouver si longiligne et enfin, un jour Françoise devient sa maîtresse. Rien ne nous est resté de cette époque là, tous les travaux libres s'en allant chez les correspondants...

1961. Elle entre chez moi. Bonne élève ? Non, moyenne seulement, un peu instable, un peu paresseuse, un peu dissimulée et très fantaisiste. Elle me déçoit, mais je sais déjà que chez Kaki les ascensions fulgurantes vers ce que nous appelons le Bien ou le Beau alternent avec de longs moments d'apathie... et j'attends...

De plus en plus souvent je la devine émue par une lecture. Je la vois s'essuyer furtivement les yeux ou même pleurer sans fausse honte aux malheurs qui accablent ses multiples amis des livres. Elle vit dans un monde d'affabulations étranges et naïves (album : Le singe et moi).

La lecture du « Gardien de joie » a dû la bouleverser. Elle a longtemps rebrodé en elle ce long poème philosophique ; il lui en pousse d'étonnantes fleurs dans ses textes, même dans les plus réalistes.

Son « Cahier de vie » se couvre de décors sensibles à l'imagination un peu délirante, mais jamais cauchemaresques, avec jamais rien de grossier, de trivial (il est vrai que nous correspondons avec l'Ecole Freinet).

Enfin, un jour (c'est de nouveau Carnaval), tout ce lyrisme se condense dans une belle peinture blanche sur tissu marine. Etonnante broderie du pinceau qui a su user du dégradé avec une seule teinte, semer des étoiles, peindre de la dentelle et qui raconte, à qui sait y lire, l'émouvante odyssée d'un coeur de petite fille enfin délivré.

Puis, sur des thèmes à peu près similaires, mais simplifiés, naissent d'autres décors unicolores. Seulement dans ces nouvelles façons de Kaki, on ne retrouve plus jamais le mouvement, l'allure à la fois truculente et poétique des graphismes de ses 5 ans. Tout y est statique, un peu figé, symétrie et fioriture, élégance un peu mièvre et qui se renouvelle difficilement.

   

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Cependant, l'année dernière, un motif semblait reprendre vie tout à coup sur les pages de ses cahiers. Un objet s'animait : un arbre clown, une pendule qui « avançait », un parapluie qui fleurissait.

Parallèlement l'aspect de Kaki se transforme ; je la revois encore au dernier jour de juin dernier, arpentant à longues foulées les sentiers de la forêt, se moquant la première de l'allure dégingandée de ses jambes démesurées et s'étonnant en riant de son short devenu minuscule. Adolescente saine, rieuse, très anglaise d'aspect, aimant le sport, la danse libre, guérie de ses troubles caractériels, Kaki se sent bien assise dans sa famille et... la préférée de sa petite soeur.

En ce début d'année scolaire, elle semble délaisser un peu crayons et pinceaux et se lance vers le chant libre ; ces airs à la musique toujours axée d'ailleurs sur le rythme saccadé et convulsif propre aux « idoles » de son âge, elle les crée pour les danser devant nous tous... mais leurs paroles restent dans le cahier de vie qui est plus que jamais le confident : elles disent ces paroles d'adolescence commencée, la nostalgie mystérieuse, l'appel informulé.

CÉCILE CAUQUIL