La Tortue et le Dragon

Les « oui-mais-vous-comprenez-moi-je-ne-peux-pas »
Les « oui-mais-ILS-ne-peuvent-pas »...
Les« « oui-mais-moi-j'ai-autre-chose-à-faire »...
Les « oui-mais-vous-vous-ce-n'est-pas-pareil »...

... les-chevaliers-à-la-triste-figure...

Tous ceux-là n'ont pas compris qu'il n'y a pas de MAIS ou de si, et qu'il n'y a pas de barrière entre le MONDE et L’ENFANT et que si on élève des rangées d'interdits, c'est non pour les défendre eux, mais pour se garder soi... de quoi ? Du plaisir ? De l'admiration ? De la crainte devant une personnalité qui s'affirme... et qui ne sera pas vous ?

Abusive maternité !

L'enfant a dix doigts. Vous n'y changerez rien. Dix doigts qui fourmillent, qui palpitent comme les ailes de notre Machaon tout juste né.

Et que fait‑il de ses dix doigts ?

Des merveilles - ou des bêtises.

C'est à ce moment-là qu'il faut saisir au vol ces tâtonnements qui seront arabesques - ou graffiti sur les bureaux, modelages délicats d'argile noble - ou horribles pâtés-au-moule, béats sous l'oeil béat du gardien de square.

Et c'est souvent nous le gardien de square !

J'ai là, adorable, minuscule, chatoyante, spirituelle, grosse comme une noix, une tortue qui fait pipi au pot.

Pierre 10 ans, École de N. Dame Limite - Marseille
Madame Quarante

   

Ecole de Notre-Dame Limite - Marseille
Madame Quarante

Oui, vous avez bien lu : l'objet de tous les jours, et la bête dont l'enfant rêve - et tout cela émaillé bleu et orange - qui s'accommode du voisinage d'un délicat ivoire chinois, parce que tous deux sortis de la main d'un sage : l'artiste qui a retrouvé par l'Art sa « primauté native » et l'enfant que la vie encore n'a pas enlaidi.

L'enfant, celui d'une Ecole Maternelle, qui fleurit en dedans de telles fleurs d'amour et de poésie, que quand on en sort, longtemps, longtemps, on garde sous les paupières les enluminures d'un âge d'or. Et la fine maîtresse en est elle-même toute enluminée.

Et ma voisine, jeune mère d'un « 5 ans » d'une autre école, m'appelle par dessus les phlox du mur mitoyen :

- Regardez, l'oiseau de la Fête des Mères...

Il est là, rutilant, et conforme au moule ! et se tient à plat dans ma main comme une chose morte.

- Il s'est appliqué, le petit, dis-je.

Mais la maman, l'air bizarre :

- Oui... enfin... mais ils sont tous pareils ces oiseaux... et maintenant « ils » collent des coquilles d'oeufs sur une girafe.

J'ai dit :

- Il l'a faite lui-même sa girafe ?

- Oh ! m'a répondu la maîtresse, il ne saurait pas, il n'en a jamais vu !

Mais moi j'aimerais mieux celle du petit...

Et il s'agit d'une maîtresse belle, jeune, aimée de tout son monde piaillant, qui veut bien faire, qui veut trop en faire, et qui ne veut pas sauter le pas. Le pas vers quel inconnu, chère maîtresse ? Vers la Vérité, soyez-en sûre. Vers la seule vérité d'une main d'enfant : sa propre création !

   

Le sculpteur chinois, l'avait-il vu-de-ses-yeux-vu, le dragon qui m'enchante ? Je ne sais plus analyser tant cela m'aveugle : les pourquoi et les comment.

Qui est la plus vraie de la girafe imposée ou de la tortue inventée ? Quel est ce voile sur les yeux, ce voile étrange sur tant et tant de regards adultes ? Quelle est cette dualité dans un domaine qui n'en a pas besoin ?

Vision d'un poète, vision d'un enfant. L'un cherche sa communion avec les choses, l'autre l'atteint parfois d'emblée, ou l'approche, et c'est ce qui nous émeut.

Alors, crie l'avocat du diable, le monde des adultes va-t-il se supprimer, se faire hara-kiri la cohorte des instituteurs, moniteurs, professeurs de dessin et du bien-penser ?

Me voilà fraîche rentrée des journées de l'Education par l'Art à l'UNESCO. On était là 4 ou 500 de bonne volonté et des centaines de tout azimut trainaillant après eux leurs cartons de croquis, de dessins, de peintures, tous lourds de leur propre espoir ou de leur inquiétude, qui de Tokyo, qui de Prague, qui de Munich, et moi de ma Limite marseillaise. Bref, assoiffés d'écouter, mais assoiffés de se faire écouter, tiens ?

Et dans ce temple du bla-bla, cette Babel confortable où tout est fait pour la Parole... rien, rien, RIEN, pour afficher les mètres carrés de cartons peinturlurés. Je passe sur la délicieuse réunion dans un bistrot de la Place des Vosges (Eh ! n'est-ce pas un lieu où enfin, l'auditeur a droit à son verre, et non le seul orateur... qui nous faisait envie) et ce fut la première confrontation des richesses !

Et puis, à force de vouloir montrer et démontrer, les cartons se sont déliés et c'est sur le plancher même de l'UNESCO qu'a lieu l'Exposition, et chacun vantant sa pédagogie, comme un camelot à la Foire du Trône :

Que de bonnes volontés, que de recherches, que de trouvailles et que de gaspillage... faute de liberté première !

Ce qui m'a coupé le souffle, c'est de voir à quel point on admirait notre Art Enfantin. Je n'arrêtais pas de donner les références. Comme notre mouvement Freinet est inconnu ou méconnu ! Comment ? une telle revue existe ? et on ne la connaissait pas ? Et les plus ahuris étaient les Français !

Ainsi, une des clefs qu'ils cherchaient était là, et ils ne la soupçonnaient pas !

Ainsi, cette « pédagogie sans barrière » qu'ils réclamaient à la tribune, s'étalait sous leurs yeux !

Ainsi, il existait des hommes de bonne volonté qui essayaient dans tous les domaines de laisser voler l'enfant au bord du nid, et de ses propres ailes...

Ainsi, ces peintures dont ils admiraient l'éclat et le fini ne s'étaient pas produites par un magique : « Allez, mes petits agneaux, aujourd'hui c'est mardi, 8 h 30, vous allez me faire un chef-d'oeuvre... » mais par un climat de ruche au travail, comment disaient-ils tous ces psychologues-pédiatres-psychiatres, maîtres ès-ceci et ès-cela, et qui faisaient d'ailleurs preuve, sous leur grands mots, du même souci de l'homme et du monde de demain, que nous sous notre étiquette de « primaires », de la « pédagogie actualisée », où l'enfant bâtissait SON monde en accord avec LE monde, et non dans le vase clos de « L' école » ?

- Mais, me disait le Professeur de Publicité de l'Ecole des Métiers d'Art, qui nous a montré une série magnifique, soignée, passionnante, d'exercices propres à redonner aux adolescents le goût de la liberté, la vision colorée architecturale, originale du monde... mais, jamais aucun de mes élèves ne m'a présenté, quand ils arrivent, des formes, des couleurs, comme vos élèves.

C'est là-dessus, c'est sur cette prise de possession libre de la vie qui les entoure, que j'aimerais travailler. Continuez, continuez, et que vous triomphiez enfin de l'empreinte étouffante, étriquée, criminelle de ceux qui sectionnent à vif les rameaux et les racines de l'enfant.

- Continuez, vous êtes sur la bonne voie me disaient de gentilles professeurs de Lycée. Nous ne pouvons plus rien faire avec ces gosses desséchés, qui ne savent plus, qui n'osent plus voir. Vous êtes sur la bonne voie, me disaient-elles, à moi qui laissais déjà peindre librement les enfants, alors qu'elles n'en étaient encore qu'à l'âge de la dite tortue sur son pot !

Mais elles, gentiment, du haut de leurs titres, s'adressaient à l'institutrice sans grade de l'Ecole communale que je représentais à leurs yeux.

Et je souriais en mon coeur que grâce aux portes du grand large que nous a ouvertes Elise, prescience passe science, et que l'Ecole Moderne, qui n'admet pour loi que celle de la vie profonde, dans ce qu'elle a de plus humain, donc de plus vrai, soit comme la lumière des Mages : nous pouvons avec apaisement diriger vers elle, notre troupeau bondissant sur la voie de la certitude.

Bergers, heureux bergers, après tout, puisque nos brebis - je dirais plus souvent, nos cabris - grignotent nos ans et notre belle jeunesse, mais nous laissent les mains pleines de leur moisson de joie.

PAULETTE QUARANTE

Télécharger ce texte en RTF

Retour au sommaire