Une loi de culture :

L'esprit d’école

Notre Congrès d'Annecy a été pour moi, une fois de plus, l'occasion de reprendre contact avec la masse de nos écoles fidèles qui, à chaque printemps, nous adressent leur offrande du renouveau,

Je n'ai plus - et je le regrette - cette belle joie que donne le définitif coup d'oeil embrassant l'exposition à l'instant du dernier détail de la mise en place, quand le regard aiguisé se rassure devant la somptuosité du spectacle qui est aussi besogne nette et irréprochable. Je n'ai plus le bonheur de lire sur les visages de mes compagnons les plus proches, la communicative émotion qui signe leur ferveur dans une prise de conscience soudaine de ce don d'enfance qui est don de vie joyeuse, de surprenante bonhomie, de toutes les grâces de la désinvolture...

Que ne pouvons-nous revenir par ces chemins-là !

Qui saura jamais dire toutes les richesses que nous apporte ce fulgurant « lâchez-tout » des forces instinctives ? C'est un bonheur pour nous que de le revivre chaque année, avec toujours un visage nouveau, des perspectives insoupçonnées qui font se lever les initiatives neuves et l'inaltérable confiance en les pouvoirs de l'enfant.

Une exposition de Congrès est toujours un événement. De loin, moi, qui la première en tiens dans mes mains toutes les pièces, des plus humbles aux plus décisives, moi qui vais m'éloignant toujours un peu plus de ce pôle d'enfance d'où monte l'avenir des hommes, de loin, je ne cesse d'admirer la vie triomphante qui avec tant d'assurance, tant d'audace, tant d'entêtement, réclame sa place dans un monde qui déjà lui appartient.

C'est cette place que notre militantisme pédagogique et culturel de plus en plus éclairé, que nos expositions de plus en plus riches, que nos projets de plus en plus vastes visent à conquérir. Nous savons bien que d'aucuns - qui ont des prérogatives à conserver, ou simplement une vision partielle de l'événement - contestent les droits de l'enfant à tenir place dans la grande multitude des spectacles du monde. Mais que peut-on attendre d'esprits chagrins qui suspectent jusqu'à l'enthousiasme et de conformistes qui tremblent devant toute invention mettant en péril leur programme ?

Pour nous, l'avenir est ailleurs, vers les terres vierges de la féerie ; là où sont purs les instincts et sans appréhension et sans remords les actes nécessaires ; vers les excès de la vie impatiente à se livrer, à se manifester dans les inattendus de la spontanéité et quelquefois dans cet extrémisme qu'on appelle le scandale et qui propose toujours un nouveau monde à explorer.

« Je suis bien assuré, disait Alain, que le vrai est excessif, en ce sens qu'il faut passer au-delà d'un point de modération si l'on veut comprendre même la plus simple chose ».

Il ne s'agit ici, en effet, que de simples choses aussi naturelles que le jeu d'une feuille dans la clarté du jour ou l'éclat d'un caillou dans la transparence de l'eau, Ce sont là des données de nature qui tout à coup accrochent les regards et deviennent importantes ; à cause du rayon de soleil, du frémissement de l'eau ; à cause de cette complicité du regard, ravi de la belle image.

Photo Jean Ribière

   

 

 

C'est peut-être, comme on le dit, un simple phénomène d'ambiance, mais il faut être à l'intérieur, adhérer de tout son être au phénomène cosmique, être feuille de l'arbre et caillou au fond de la rivière pour entrer dans le jeu et comprendre.

Ce sont ces choses primitives, cueillies par des sens neufs, que nous livrent les plus affinés, les plus subtils de nos enfants, ceux que nous avons appelés des enfants-artistes parce qu'ils vont d'emblée à l'aspect essentiel des choses, car ils sont partie intégrante des spectacles qu'ils nous offrent, et car ils nous proposent sans fin une nouvelle vision du monde. Ce sont eux qui conditionnent le climat de création d'une classe et l'exaltent ; eux qui, par les simples vertus d'un instinct sûr de lui, suppléent à l'incapacité de l'éducateur : ils sont là et tout marche comme sur des roulettes, L'initiation va son chemin.

On évoque l'art roman, l'art gothique, et chaque portail d'église - dans ce ruissellement de cathédrales qui court sur toute l'Europe évoque un maître d'oeuvre et une école.

On parlera indéfiniment de la Renaissance aux mille visages mais c'est Giotto qui pèsera sur l'esprit et le style d'un art renouvelé, échappant aux contraintes du byzantinisme et suscitant les Maîtres de Rimini, de Sienne, de Florence, de Bologne, d'Avignon...

On redira sans fin l'héritage de Cézanne préfaçant de son génie toute la peinture moderne et justifiant toute les écoles qui viendront après lui : indépendants, fauvisme, impressionnisme, cubisme...

On cite Kandinsky, et l'art abstrait impose ses maîtres, tous chefs d'école de tendances de plus en plus ouvertes, élargissant jusqu'à la déraison les voies nouvelles de la peinture.

   

Alain Gérard, Ecole Freinet

Il en est de même dans le monde des idées, de la science, de la technique. Il en est ainsi car le génie, après avoir suscité l'étonnement ou le scandale, apparaît pour finir comme le catalyseur des forces inconscientes appelées à naître et à s'affirmer.

A notre petite échelle primaire, nous revivons la naissance du héros et ses enseignements. Il faut attendre pour en sentir les bienfaits, l'instant où le Maître devient familier et communicatif. Alors, il y a réciprocité et échanges et créer est un enchantement qui n'humilie personne.

Une vision lointaine et comme étrangère à ces faits d'osmose qui se vivent plus qu'ils ne s'expliquent, laisserait croire qu'il y a dans la masse servile copie du Maître, étouffement de dons personnels, conformisme du moment. C'est dans cette obtuse perspective que l'on dénigre l'esprit d'école jusqu'à laisser entendre qu'il faut sacrifier l'enfant-prodige. Mais l'enfant artiste ignore qu'il est enfant-prodige, et les autres ont trop besoin de lui pour se résigner au vide que laisserait son départ. Ils savent d'ailleurs que le contact nécessaire qu'ils ont avec lui éclaire leur sensibilité, l'éduque, la libère. Comment dire ces faits en termes démonstratifs ? Il est des problèmes qui doivent rester ouverts car ils n'ont point livré encore tout leur contenu qui s'étage entre le haut et le bas dans ce monde de mystère, où se côtoient les âmes.

A distance - venus des longues années de compagnonnage que j'ai eues avec des écoles habiles aux choses de l'art - des noms d'enfants me reviennent en mémoire, évoquant des images personnalisées et comme souveraines, illuminant une oeuvre collective, éclose dans leur sillage, dans l'intimité d'une classe au travail.

Armande, si longtemps chef de file de l'école, des Costes Gozon, au coeur des Causses, de l'Aveyron.

Brigitte, ou les chants de la Cabucelle dans un quartier populeux de Marseille,

J. Duport ou la féerie des arbres de St-Benoît (Vienne).

Martine et les sortilèges de la mer bretonne.

Marie-Thérèse et les paysages éperdument fleuris de la Sologne de Crouy-s-Cosson.

Gabrielle et les audaces d'écriture, les raffinements de palette de Lausanne

Et tant, et tant d'autres noms, revenus à chaque printemps assurer la pérennité de l'oeuvre durable.

Et, hier encore parmi nous, notre Alain Gérard, inventeur d'univers de sixième sens, prince indétrônable des arts dans notre Ecole Freinet,

Personne ne saura jamais de quel poids ont pesé, dans l'éclosion et la maturité de notre mouvement d'art enfantin, de telles personnalités d'enfants. Elles ont l'autorité des grands Maîtres et si sous leur influence s'instaure un esprit d'Ecole, c'est que c'est là une loi de la culture qui a besoin de sommets pour évaluer l'étiage des biens transmissibles.

   

En ce qui concerne notre expérience, à l'Ecole Freinet, où nous avions à compter avec la présence indétrônable d'Alain Gérard, nous pouvons dire que le talent de cet enfant devenu adolescent en se restant fidèle, n'a jamais étouffé aucune personnalité. Pour la bonne raison qu'aucun barbare ne se leva jamais pour tenter d'anéantir des biens qui lui étaient secourables ; qu'aucun copiste servile n'eut l'imprudence de les démarquer ; qu'aucun adversaire mesquin ne se serait risqué à les dénigrer. C'est par l'effet d'une sympathie de haute estime que se sont établis des échanges donnant à chacun ses chances véritables. Ce sont là des données du monde de l'art. Il en a été ainsi, au cours des siècles, où l'heureuse influence des grands Maîtres faisait école par le meilleur de leur génie dans un domaine sacré où le plagiat tue son homme. Les enfants sentent cela d'instinct et ils se font confiance pour mieux triompher, De l'autre côté, le Maître ne saurait devenir tyran impunément, car s'il perd cette audience intime des autres qui est adhésion à son oeuvre, il se trouve du coup rejeté à la solitude.

C'est cette transcendance que nous vivons dans nos classes. Il y a comme le disait Alain, « une poésie de la force » (1) qui ne se vit que dans la communion.

Ceux qui ont pu contempler à Annecy les deux panneaux de La Création du Monde, qui appelèrent tant de visiteurs, ont pu se rendre compte de la permanence d'un art authentique dans notre Ecole Freinet. Il y a là deux oeuvres d'une étonnante unité graphique et picturale qui sur le plan technique comble le peintre le plus exigeant. Mais il y a surtout une poésie torrentielle éveillée à chaque pas par un protoplasme originel prenant les formes les plus inattendues dans un chant d'amour universel sous la caresse du Dieu-Soleil. C'est ingénu et prodigieux comme la naissance du poussin dans l'oeuf. Il faut être artiste pour signifier aussi bellement ces réalités du monde qui échappent à la parole et à la raison.

Le miracle veut qu'il y ait eu, par surcroît, quatre artistes à travailler de concert à ces oeuvres d'une si exclusive inspiration. Où est le Maître ? Où sont les disciples ? L'esprit finit par se lasser de chercher des explications. Ce que l'on peut dire simplement c'est que ces enfants, créateurs de beauté transcendée, ne se sont pas alignés comme le font trop souvent les adultes sur l'homme moyen qui nivelle tout à sa mesure. Il y avait dans leur collaboration réciprocité d'ambition et de conscience et cela les éloignait de cette république des égaux si banale et si terne qu'elle en vient à suspecter l'existence même de l'enfant porteur de génie sans le savoir.

Nous tous, bien sûr, nous croyons en lui et lui faisons confiance. Et c'est pourquoi il se livre à nous, comme la Muse vient au coeur du poète.

Elise Freinet

(1) Alain, Histoire de mes pensées.

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