Le Roseau vert

Les premiers pas...

Isabelle est arrivée pour prendre la petite classe l'an dernier. Elle apportait avec elle sa jeune expérience d'ancienne normalienne et ses six années d'adjointe en ville et de chargée d'école à classe unique.

Dans ses bagages, avec des tableaux de lecture pimpants et « efficaces », une prudence « avisée » vis-à-vis des techniques naturelles. Elle connaît cependant quelque collègue, par-ci par-là, qui applique les découvertes de Freinet... mais n'a jamais osé faire de tentatives.

Je ne lui demande pas d'essayer la méthode globale naturelle, ni d'employer le texte libre... seulement de laisser les petits dessiner. Elle a découvert avec ravissement et... circonspection... les peintures de mes élèves. Consentira-t-elle à lancer ses jeunes poulains sur les pistes de la peinture libre ? Sa prudence lui commande de s'en tenir au coloriage des modèles imprimés sur caoutchouc, mais son tempérament lui fait souhaiter d'essayer... un peu.

Elle accepte donc de faire l'échange de lettres entre sa classe et celle des petits de Morvillars - nos correspondants. Ses jeunes élèves ont donc l'occasion de crayonnages libres et même d'une familiarisation avec le micro du magnétophone.

La première année, coupée d'ailleurs par un congé de création maternelle, ne l'a pas menée bien loin dans les tentatives d'exploitation des explosions spontanées. Toutefois, certaines se sont imposées à cette jeune maîtresse : de temps à autre, un modelage « étonnant » est venu montrer que des sources inconnues de l'âme enfantine pouvaient sourdre dans sa classe : « C'est extraordinaire ! J'ai été stupéfaite » disait-elle, enthousiasmée par des réussites de bambins (pas toujours reluisants pour d'autres travaux).

Mais ces « traces », comme disent les chimistes et les analyseurs d'eau, ces traces n'ont pas été suffisantes pour emporter la décision. Isabelle n'a pas encore admis qu'un flot de vie peut s'engouffrer si on laisse les vannes levées, si l'on ne se contente pas du goutte à goutte, de petites ouvertures trop rares du robinet de la vérité enfantine.

Est-ce peur d'être submergée ? Est-ce crainte de ne pouvoir revenir sur la terre ferme ? Elle lit Art Enfantin, admire les reproductions, mais hésite pendant de longs mois.

Le « Passeur d'eau », avec son roseau vert, lui a promis qu'elle atteindra l'autre rive, celle du succès, de la joie. Elle veut bien reconnaître que des écoles ont des productions admirables, elle veut bien décorer sa classe avec quelques peintures venues d'ailleurs, elle veut bien admettre que Claudine, un an auparavant, sans préparation, avait réussi avec les « moyennes » quelques peintures de bonne venue... Il faudra attendre...

C'est la conférence pédagogique d'octobre qui a dû convaincre Isabelle : l'Inspecteur, sans faire pourtant de prosélytisme, a montré quelques peintures libres, a admis l'excellence des idées et de l'oeuvre d'Elise Freinet.

Alors, les godets multicolores ont-nourri les pinceaux, les graphismes ont commencé à s'affirmer et les tons ont entamé leur ballet magique.

Dans la classe, une Armelle - mais sa soeur aînée était déjà cotée en première classe - une Armelle montre le chemin et tous les petits veulent l'imiter. En quatre mois à peine, une vingtaine d'oeuvres sont montées sur les murs, et elles ne sont pas des moindres...

Isabelle a découvert quelques talents qui l'enchantent ; sur les cahiers, les petites frises naïves remplacent, petit à petit, les figurines imprimées.

  Le passeur a l'impression d'avoir amené la barque sur l'autre rive.

R. DUFOUR

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