LE CŒUR cardiaque

- Madame, ze peux pas courir... et ze peux pas marcher vite...
- … ?
- Ze peux pas écouter une histoire triste... et ze peux pas rire trop fort ...
- Mais, Louisette ?
- Voui, Madame... c'est le docteur. Il a dit que j'avais le coeur « cardiaque »...

Rassurez-vous, bonnes âmes qui me lisez, la Louisette de 1950, petite pomme noire de 5 ans (Ze m'appelle Louisette... mais on m'appelle Frisou), rit maintenant de ses belles dents blanches dans son visage de métisse, et danse avec ardeur le twist de ses 18 ans !

Aussi bien, n'est-ce pas de ce cœur-là que je voudrais vous parler, mais de cet autre qui pointe sous les remarques des jeunes et des autres qui viennent à nos expositions, à nos rencontres, dans nos classes...

D'abord des Oh ! et des Ah ! d'admiration devant LE beau tapis, LA belle cérainique, LE tableau chantant de rêves colorés. Et puis, tout de suite, les SI et les MAIS :

- Mais les enfants se bousculent pour aller peindre ?
- Mais ils salissent leur tablier.
- Mais ils gaspillent leurs feuilles.
- Mais il faut leur préparer la peinture...

Ceci, bien sûr, c'est le premier stade des récriminations.

Eh oui, les enfants se bousculent pour aller peindre - mais bientôt le calme (et même un silence profond, riche et lourd de création) s'établit.

Oui, ils salissent leur tablier. Mais lequel ? C'est vite la mode d'en apporter un de la maison pour peindre et je ne sais rien de plus charmant que Pierrot avec le tablier à volants de Michèle, car il n'y a bientôt plus de tabliers individuels, et tous se retrouvent dans une corbeille à beurre peinte avec amour par les enfants eux‑mêmes,

Oui‑ceci et oui‑cela.

Mais il y a presque toujours un remède de volonté, de foi... et d'organisation

Enfin, si cela peut vous consoler de vos démêlés avec l'introduction en classe des techniques d'expression libre, laissez-moi aspirer une bonne goulée d'air du large et des vacances pour vous raconter quelques petits moments croquignolets de nos premières années...

Or, ceci se passait en des temps fort anciens.

1946. - Rentrée du premier stage Ecole Moderne.

Premier essai de peinture libre dans l'étroite classe bondée de 38 garçons et filles CE1 et CE2. Rien : ni table, ni pinceau. Rien. Je leur parle couleurs libres, création... L'enthousiasme prend comme un feu de poudre !

Annonce de concours par Elise Freinet on se précipite chez le droguiste.

On achète des hectos de poudre et de la gomme arabique. On mélange dans des boîtes en fer (qui rouillent !). On entreprend un tableau collectif : mais rien n'est assez grand à nos coeurs éblouis ! Du papier kraft 2 m sur 1,50 m ! Les enfants inventent un Village aux Oiseaux, On roule le tableau. On expédie, On attend.

Emotion : L'Educateur (le vieil et vénéré petit Educateur rose) publie la liste des Prix.

«  St-Victoret : 14e Prix... sur 14 ! »

Artaban n'était pas plus fier que nous.

Hélas, m'écrivait ensuite Elise, nous avons récompensé votre ardeur et votre foi, mais... vous n'aviez pas assez mis de colle. Et quelque part, entre Marseille et Cannes, la peinture s'est perdue, réduite en poudre !

Ah ! misère !

Alors, on a mis de la colle, et on en a mis ! Tant et si bien qu'en séchant, les coups de pinceaux faisaient comme une bave d'escargots. Ça luisait ! ça luisait !

Et puis, au Congrès suivant, on parle lait. Mettons du lait ! La poudre des droguistes donne avec le lait des couleurs magnifiques. Mais sous la latitude de l'Etang de Berre... le lendemain le lait est devenu fromage. Ah ! vraiment, de notre peinture, on en mangerait ! Et qui en mange ? Mais les mouches ! Bon, mettons du formol !

(Le propre d'une femme qui manque de technique... c'est d'être une femme... d'expériences !) Les mouches tapissent les tables. Mais nous sommes à moitié asphyxiés !

Et puis... et puis... la CEL met en vente les sachets de poudre encollée : la grande aventure est finie.

Alors, une autre commence : celle de la peinture sur isorel, et M. Chaveau, directeur de la Pébéo, un jour d'hiver, nous trouve diluant notre enduit de si drôle manière que, ahuri mais attendri, et sans ôter son pardessus, il nous prend le pinceau des mains.

Bah !

Mais tous ces tâtonnements expérimentaux ne sont rien, rien à côté de l'aspect psychologique de la chose, du qu'en-dira-t-on des parents, des collègues, des chefs...

Bien sûr, chers collègues, que le coeur vous devient cardiaque d'y penser à l'avance. Mais, vu de quelques années en arrière, cela donne des souvenirs inoubliables.

1948 ou 49. - Petite exposition dans ma classe (58 enfants de 5 à 7 ans). Mes petites siciliennes laquent, avec un soleil de feu dans le pinceau, la vieille armoire bancale (et municipale !) et elle flambe dans son coin.

- Ah ! Monsieur l'Adjoint au Maire, voilà où passent les crédits municipaux, dis-je, épanouie et quêtant ma ration de compliments et montrant les albums de correspondance, les colis, les lettres, les tableaux ! Et nous avons même embelli le matériel !

- C'est dommage, me répond M, l'Adjoint d'un air éteint.

Et ma Directrice de la Cabucelle (brave mère de famille de la IIIe, République qui en était restée aux Arts Déco 1925 de son Ecole Normale) entre un jour dans ma baraque (ô, classes démontables, d'un « provisoire » qui franchit allègrement les régimes politiques sans subir les attouchements des pinceaux communaux) alors que les enfants, sur les panneaux de ciment, avaient fait valser des fresques de poissons aux couleurs de mirage. Elle s'arrête sur le seuil :

- Oh ! Madame Quarante, mais si le Délégué communal inspecte ?

- Ça se lave, madame, on lavera !

- Ça se lave ! fait la chère femme avec un soupir de soulagement. Alors, c'est beau !...

Eh ! oui, chères collègues, tout cela, et bien d'autres choses. Mais d'autres choses aussi de tout autre essence.

C'est le papa-menuisier fourbissant un cadre pour le tableau de sa fi-fille, la mémé me montrant des années après la peinture, le coussin...

C'est le bel Achille de 20 ans, rencontré fortuitement en Corse, devenu, lui, un peu coq de village (et moi... eh bien... un peu plus ridée qu'au temps où je lui apprenais a lire... 15 ans plus tôt) et interrompant ses galanteries auprès des jolies filles, pour me présenter à ses amis – « C'est ma maîtresse, c'est ma première maîtresse ! Avec vous, madame, on faisait de belles choses... »

Allons, faisons un peu la roue de temps en temps : c'est bien permis. Car, telle une comète, nos années d'Ecole moderne auront laissé dans le coeur de nos petits (et de leurs parents) une impalpable traînée, mais toujours lumineuse.

Et quand un jeune, derrière mon dos, à notre récente exposition où luisaient doucement nos céramiques (dernières nées de la longue série de nos tâtonnements) disait, en m'entendant commenter nos activités en classe, y compris les séries de multiplications, divisions et autres mécanisations auxquelles nous nous soumettons, pour que solide soit l'édifice et complet l'apprentissage que nous, instituteurs, devons à nos élèves :

- Ah ? Paulette Quarante, elle fait des divisions ? Alors, elle est finie pour le mouvement Ecole Moderne...


N.-D. Limite - B. du R. (Madame Quarante)

 

Non, cher collègue. jamais sans doute, notre esprit Ecole Moderne n'a été plus vif que ces années-ci, où dans notre ordinaire classe de ville, nous faisons, modestement mais humainement, la part des choses, et où nous pouvons, enfin, à nos Expos, présenter :

- de la céramique et des brevets

- des peintures et de la correspondance

- des tapisseries et du calcul libre.

Et notre coeur de vieille adepte de l'Ecole Moderne, attentif à l'innombrable palpitation de la vie dans les jeunes regards, attentif, en ce siècle mécanique, à la sauvegarde de la moindre parcelle d'humain, jamais n'aura été si inquiet, mais jamais si peu cardiaque.

PAULETTE QUARANTE

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