LES FEMMES D'ALGER

DELACROIX

Le centenaire de la mort de Delacroix, dont ont parlé déjà de nombreux critiques, est pour nous aussi occasion de nous désenvoûter un peu de nos peintures d'enfants ; de nous soustraire un instant à l'emprise de l'Art Moderne dont Elie Faure disait qu'il est « une danse périlleuse de l'intelligence cherchant des équilibres inouïs sur les sommets les plus aigus de la sensation ».

Delacroix, lui, était en plein dans l'océan de vie comme un chef d'orchestre dans le flot d'harmonie et ce n'est pas sans raison que l'on mêle son nom à ceux de Beethoven, Wagner et même Berlioz. Pour nous, venus de la garrigue désolée de l'inculture, Delacroix a été surtout un grand faiseur d'images, fantastiques et tourmentées dont la grandiloquence suscita peut-être le plus grand étonnement de la jeunesse du début du siècle - c'était comme une gloire sans cesse déchirée et renaissante où les hommes, les femmes, les chevaux, les ciels, les nuages, les océans, la grande aventure humaine secouée de passion, donnaient les dimensions du héros. Il était impensable alors que l'on pût un jour mésestimer une peinture dominée par un tel rythme et écrite dans un tel éclat de lumière et de couleur.

Cependant, le temps a marché et aujourd'hui, après un siècle, nous savons à peine qui est Delacroix. L'inspiration essentiellement culturelle de son oeuvre ; les difficultés qu'il a osé affronter, sa pensée sans cesse en action, l'ampleur de ses toiles et sa densité de pâte nous donnent l'impression qu'il s'est inutilement exposé à bien des dangers alors que l'art est désormais chose si simple ! Et au nom de cette liberté qui est l'argument et le recours de tout artiste qui se respecte, on lui fera le reproche un tantinet méprisant de pêcher par manque d'inspiration personnelle et abus de travail.

Une psychologie un peu exigeante ne manquerait pas de souligner que le génie est la marque même de la liberté et de l'héroïsme, mais, aussi bien, ce n'est pas sous l'angle de la liberté que Delacroix est devenu étranger à nos contemporains. Il en est de Delacroix comme de tous les grands du XIXe siècle dont les personnalités claironnantes se sont mises à l'aise dans le romantisme.

   

Le romantisme est aujourd'hui très mal porté. Nos générations fatiguées ne sauraient prendre en charge la passion sublime, l'esprit de conquête, cette tension vers la mort qui alimentèrent sans fin le lyrisme des géants romantiques.

Nous nous sommes, depuis, habitués à une manière de stylisation momentanée des élans humains, indécis devant les perspectives d'une vie prochaine : nous ne faisons plus confiance en l'avenir. Nous avons oublié que « les puissances de vie seules sont puissances de construction ». Chaque artiste - à l'exception de l'infatigable chercheur qu'est demeuré Picasso - s'ingénie à maintenir son univers pictural dans une facture qui en délimite la propriété exclusive, à s'enfermer dans son petit pacage à deux dimensions, se garantissant d'une profondeur donnée par cette troisième dimension chère aux classiques et qui laisserait croire à un retour au passé. Il y a dans ce parti pris d'ignorer le réalisme un danger qui va plus loin qu'un simple rétrécissement de la technique : un refus d'accepter la vie dans toute sa complexité, une sous-estimation de sa force, un besoin de s'enfermer dans des habitudes et des conformismes, de nier l'actualité sociale et l'Histoire si chères à Delacroix.

Il semble impensable d'imaginer que l'on puisse aujourd'hui peindre des toiles de grandes dimensions qui seraient le pendant de « La Bataille de Taillebourg », « La Liberté sur les barricades », « Le massacre de Scio » ou même « Les Femmes d'Alger » et pourtant la guerre n'a rien perdu de ses cruautés et la femme de sa séduction.

On ridiculiserait l'artiste qui se lancerait à peindre de Gaulle à Alger ou à Mézières pour donner la réplique au « Boissy d'Anglas à la Convention ». Moins encore l'on comprendrait une inspiration littéraire ou biblique aussi directe que « La barque de Dante », « Daniel dans la fosse aux lions » ou « La lutte de Jacob contre l'ange ». Seuls le cinéma et la télévision peuvent se risquer à aborder les grands thèmes de l'Histoire ou de la légende dans une grandiloquence qui n'est pas toujours exempte de ridicule. Et l'on sait, par ailleurs, avec quelle désinvolture Picasso tente de remettre au goût du jour de grandes oeuvres d'époque... Heureusement pour nous ni « Le déjeuner sur l'herbe », ni « L'enlèvement des Sabines », ne s'accommodent de la technique des monstres.

Cependant, à lire le « Journal » de Delacroix on constate que ce grand peintre fut aussi un grand homme et un philosophe et un poète par surcroît.. « Ce qu'il y a de plus réel en moi-même, écrit-il, ce sont les illusions que je crée ». Une telle sensibilité n'est donc pas tellement éloignée de la nôtre. Mais ce que nous n'avons plus, c'est cette richesse du coeur et des sens, ce goût de la méditation, cette certitude de la pérennité de l'humain. L'art est devenu moins ambitieux, moins prophétique. Il est familier, adapté à nos vies quotidiennes pour les distraire et les embellir. Devenu plus démocratique, accessible de plus en plus à la grande masse des hommes il s'adapte progressivement aux données d'une science appliquée qui refoule dans le passé les habitudes périmées.

C'est grâce à ces données actuelles où chacun tend à prendre sa plus large part de biens et d'aises que l'enfant a pu, lui aussi faire entendre sa voix. L'éclosion de l'Art Enfantin est une caractérisque de notre époque foncièrement démocratique et il faut le dire, libérale. L'enfant lui aussi est un moderne dans toute l'acception du terme. La supériorité qu'il a sur l'adulte c'est de l'être en toute innocence avec la pureté de la fonction indifférente au bien et au mal, aux engouements et aux manifestes d'époques. C'est ainsi que l'enfant ignore la brisure avec le passé et qu'il a le privilège d'être de tous les temps. Il aime les chevaux de Delacroix hennissants et déchaînés comme ceux d'Assyrie pétris dans l'argile ou ceux de Lascaux inscrits pour l'éternité aux parois des grottes.

Il aime la terre entière et la glorifie sans se lasser dans ses chants improvisés, ses poèmes et ses dessins : les cieux changeants où courent les nuages, l'eau qui tremble et s'agite, les arbres fantastiques, les prairies et les champs fertiles et toutes les créatures grandes ou petites dans lesquelles ils pressent les ressorts merveilleux d'une vie organisatrice. Il faut examiner une production de masse de dessins et de textes d'enfants libérés des contraintes scolastiques pour se rendre compte à quel point leurs jeunes auteurs sont intégrés à la création, pris en elle dans la même substance instinctive. L'enfant est ce qu'il aime, car il aime avec une sincérité aiguë dans laquelle imagination, sensibilité, jugement ne font qu'un. Il est loin de soupçonner que pourrait exister en lui une conscience qui ferait des chichis entre le sujet et l'objet... Intégré à la perfection d'un monde naturel, il se sent lui‑même une perfection et se fait donc confiance et courage pour s'agrandir en forces et en joies nouvelles comme la nature s'agrandit de potentialités sans cesse recréées. Et c'est ainsi qu'il est pris par tous ses sens, par tout son être affectif et intellectuel dans un réalisme qu'on pourrait dire biologique et qui par essence est romantique. S'il n'en était pas ainsi l'éducation serait impossible dans un monde qui donne à l'enfance de moins en moins d'équilibre et de sécurité.

Aussi bien ce réalisme joyeux comme celui de toute créature à l'aise dans son territoire, n'arrête pas de découvrir des choses à aimer. L'enfant est lyrique par nature sans se soucier jamais de vie intérieure. Tout est chez lui de plein vent et de plein ciel jusqu'à l'âge où commencent à se poser des problèmes à ses jeux arbitraires - scolarité, infinis conformismes sociaux. Alors, fatalement, il entre dans le monde des compromis si rien ne vient l'aider à se rester fidèle.

Nos méthodes de libre expression sont ici pour l'enfant la meilleure planche de salut. Par elles, il retrouve ses processus instinctifs d'autodidacte, ses impressions fraîches et uniques que recherche passionnément l'artiste adulte.

A y regarder de près, le chemin de l'autodaxie est celui que suit toute pensée féconde. Quand la vie est à sa plénitude, rien ne saurait l'arrêter : elle impose elle‑même sa façon de voir, sa façon d'agir, sa façon de vivre qui laissent loin derrière elles, les simples imitations. Et c'est cela le génie. Les grands romantiques dont Delacroix reste l'un des symboles, ont une manière unique de demeurer eux‑mêmes dans le flot des passions humaines. Ils sont le fleuve qui coule où il veut.

E. F.

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