Cours de poésie enfantine

LE VULGAIRE ET LE POETE

« Le poète écoute et répète, écrit Bachelard, la voix du poète est une voix du monde ».

« Tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours ; de poésie, jamais », disait Baudelaire.

Et Jean Rostand affirme : « Le besoin de poésie me semble relever des exigences fondamentales de la sensibilité humaine ».

« Mais devons-nous solliciter, encourager de toutes nos forces la création poétique chez les enfants qui nous sont confiés ? », se demande Pierre Menanteau. Et il cite une opinion de Paul Claudel qui, dans ses « Mémoires improvisées » répond sans hésiter « non ». «La vocation artistique, a-t-il dit à Jean Amrouche, est une vocation excessivement dangereuse et à laquelle très peu de gens sont capables de résister. L'art s'adresse à des facultés de l'esprit particulièrement périlleuses, à l'imagination et à la sensibilité, qui peuvent facilement arriver à détraquer l'équilibre et à entraîner une vie peu d'aplomb ».


Ecole maternelle des Chartreux - Troyes (Aube)
   

Ecole de Pessac-Verthamon (Gironde)

Les temps ont changé : la vie mécanisée qui nous obsède et qui, dégradant les personnalités, les entraîne à chercher un refuge ; les études du psychisme et de la psychanalyse ; les formes nouvelles de culture ont réintroduit, même malgré nous, l'art et la poésie dans la vie et le destin des peuples. L'aventure récente d'une renaissance de la poésie en URSS nous est à ce sujet un enseignement.

« Un poète, un artiste ou un peintre, écrit Rylenkov dans « Les Nouvelles de Moscou » est plus fort qu'un soldat armé jusqu'aux dents. Parce que, voyez-vous, l'arme blesse le corps, quant à l'art, il s'empare de l'âme, du coeur, des sentiments de l'homme ».

Oui, mais, nous diront encore les éducateurs sceptiques, si tant est que l'enfant soit particulièrement sensible à la poésie, s'il est apte à s'exprimer poétiquement, comment nous, non initiés, pourrons-nous détecter les tendances et les élans poétiques ? A quels signes reconnaîtrons-nous cette poésie dans les productions des enfants ? Vous avez condamné la poésie formelle, de rimes et de rythmes ; comment pourrons-nous redonner à nos enfants cette baguette magique que nous avons nous-mêmes perdue ?

« Cette zone de l'ombre et des échappées d'âme, c'est l'immense domaine de la poésie, disions-nous dans notre dernier numéro. Les portes en sont grandes ouvertes chez les enfants... ».

Mais si nous les refermons maladroitement, nous disent encore nos camarades ?

Essayons encore quelques conseils.

   

Nous opposerons la poésie au prosaïque et à la banalité, fruits d'une civilisation matérielle, marchande, terre à terre, et d'une mécanique obsédante qui asservit à son rythme les esprits naguère originaux.

Le berger qui conduit son troupeau sur les montagnes, vit pour ainsi dire dans l'intimité de ses bêtes. Il chante et siffle et parle à son chien.

Mais le boucher prosaïque ne fait évidemment pas de poésie quand il mène le troupeau à l'abattoir ou quand il détaille la viande : 760 g à 8 F cela fait tant !...

Et le conducteur d'autobus avale prosaïquement les kilomètres pour rentrer le soir compter la recette et regarder la télévision.

Le paysan lui-même conduit aujourd'hui dans le sillon sa machine pétaradante et empuantissante qui est faite pour creuser et ratisser, ce qui ne laisse plus au conducteur le loisir de retourner une motte d'un revers du pied ou de s'arrêter pour extraire un insecte qu'il va porter à son fils curieux.

Une vie prosaïque, dans un milieu prosaïque, ne peut produire qu'une littérature prosaïque, d'où la poésie est exclue. C'est cette littérature que produisent presque exclusivement nos textes libres, même lorsqu'ils s'essaient à la poésie :

« Depuis quelques jours, il fait très doux ;
Malheureusement il pleut beaucoup.
Le ciel est constamment nuageux,
Et le temps est très souvent brumeux ».

On dirait la prose du boucher expliquant le renchérissement de son mouton.

On dira : les enfants parlent ainsi, et tels sont leurs textes libres !

Oui, les enfants que nous avons dressés à répéter prosaïquement, sans envolée et sans idéal, les leçons scolaires.

Mais les enfants non déformés par notre langage scolaire ne sont pas prosaïques.

Le garçonnet de sept ans est devant sa soupe qu'on lui impose de manger sagement, conformément au règlement. Il a faim pourtant, mais « c'est plus fort que lui », il regarde la lumière qui danse à travers la carafe, ou le goulot de bouteille qui garde un restant de capsule dorée ; ou bien il est encore, en pensée et en sentiments, au bord de la rivière où glissent les poissons.

La fillette suit péniblement sa maman qui la traîne à bout de bras et qui lui dit : « Dépêche-toi ! Il me faut préparer la soupe car ton papa arrivera fatigué ! ».

Et la fillette serre contre elle sa poupée qui a froid... il faut lui acheter un petit manteau.


Ecole de Lausanne - M.Yersin
   

Ecole Château d'Aux (Loire)

Si un élève raconte comment on mange la soupe ou comment on accompagne la maman aux commissions : prose. Si au contraire nous entrons dans cet univers parallèle où l'enfant vit sa vraie vie : poésie. L'éducateur a tendance à croire que la voie prosaïque est la seule valable parce qu'il y a là du précis, du logique, du mesurable, de l'observé, de ce qui ressemble à la vie de tous les jours, avec ses maisons, ses arbres, ses routes et ses autos, ses gens attentifs qui ne sont pas dans la lune et ne se nourrissent pas d'idéal.

C'est évidemment la voie d'une certaine connaissance soi-disant scientifique. Mais cette recherche scientifique nous a menés dans une telle impasse que les savants eux-mêmes nous révèlent aujourd'hui d'autres voies, dans la direction du rêve et de la poésie.

Nous sommes à un tournant humain. Et l'évolution ces temps-ci de la culture soviétique nous en est la meilleure preuve : la science précise semblait y être reine ; les plans succédaient aux plans et les statistiques aux statistiques. Il n'y avait, semblait-il plus de place pour le rêve.

Et voilà que brusquement la jeunesse insatisfaite réagit avec impétuosité et la vraie poésie naît et s'affirme. Les poètes font salle comble. Les jeunes poètes disent leurs vers au coin des rues. D'autres voies s'ouvrent à l'intelligence et à la culture.

Pour Bachelard, la rêverie est un autre moyen de connaissance : « Qui va à fond de rêverie retrouve la rêverie naturelle, une rêverie de premier cosmos et de premier rêveur. Alors, le monde n'est plus muet. La rêverie poétique ranime le monde des premières paroles, Tous les êtres du monde se mettent à parler par le nom qu'ils portent. Qui les a nommés ? Ne se sont-ils pas, tant leur nom est bien choisi, nommés eux-mêmes. Un mot en entraîne un autre. Les mots du monde veulent faire des phrases. Le rêveur le sait bien qui, d'un mot qu'il rêve, fait sortir une avalanche de paroles... Dans la rêverie cosmique, rien n'est inerte, ni le monde ni le rêveur. Tout vit d'une vie secrète, donc tout parle sincèrement. La poésie est fondation de l'être par la parole ».

Nous sommes loin, on le voit, d'une poésie de la forme et de la rime. Nous sommes en présence d'un nouveau langage, d'un langage naturel, de la vraie expression de l'être, et donc de sa vraie culture, de celle qui donne assise aux individus et leur permet d'affronter, sans perdre leur équilibre, les exigences techniques d'une société prosaïque, qui procure peut-être confort et ivresse, mais qui détruit l'homme.

   

Ne croyez donc pas que l'expression poétique soit une forme mineure des réactions de l'individu dans le monde où il doit faire sa place, humainement. Elle en est la forme majeure, celle que vous devez cultiver jalousement, comme vous soignez les plus belles fleurs de votre jardin ou les géraniums sur le rebord de votre fenêtre. C'est la poésie qui rattachera les élèves à la vie, et en leur donnant équilibre et harmonie, les préparera solidement à la vie prosaïque dont nous ne pouvons pas, hélas ! faire fi.

Apprenez donc à détecter le prosaïque, persuadés que vous serez que ce n'est pas la forme qu'affectent le plus vos élèves. Essayez de mettre en deuxième zone l'utilitaire, le pseudo scientifique, l'information impersonnelle. Pénétrez avec vos enfants dans la zone de la vie.

Vous y êtes de plain-pied avec les petits. Il neige ; malgré vous, vous pensez aux thèmes courants nés de la neige : la route glissante, le froid, l'auto qui dérape. C'est le terre à terre ; l'enfant dit :

Je danse, je chante
Que vous êtes beaux
Petits flocons de neige !
... Vous accrochez vos fines guirlandes
A toutes les branches.
Petits papillons, volez autour
de la cathédrale.

Je n'ai peut-être pas, dans nos archives, de journal scolaire plus démonstratif à ce point de vue que celui de notre ami Perrenoud, de Lausanne, lui-même artiste et poète. Il n'y a là rien de prosaïque... La classe entière s'exprime dans la zone poétique, avec ou sans rime.

 


Ecole maternelle du centre -Jallieu (Isère)
   

Ecole du Pilier-Rouge - Brest

PETIT FLOCON

Flocon, mets ta belle robe à votants
et va danser dans les rues.
F
locon, tu me chatouilles
dans le cou et les oreilles.

Colette SULMONI

CORBEAU

Corbeau, j'aime bien te voir
danser dans l'air.
Tu croasses.
Tes ailes claquent
comme une fusée.

Charlyne BRON

PETIT FLOCON

Flocon léger danse seul
dans le vent doux de l'après-midi.
Flocon voltige sur les balcons,
sur les fenêtres.
Flocon léger danse sur les fils d'électricité.
Flocon glacé tombe dans mon cou
et me refroidit.
Flocon léger danse seul
dans le vent doux de l'après-midi.

Monique MOREL

SAPIN

Sapin givré dans les prairies
et dans les bois.
Sapin blanc comme une robe de velours
qui danse en te suivant.
Sapin, tu t'agites comme une personne,
tes bras se balancent
dans le vent froid.
Sapin, tu danses avec les flocons.

Françoise MEIER

SUR LE BALCON
On aperçoit un groupe de maisons
qui se donnent la main.
Elles sont recouvertes d'un bonnet
de flocons blancs.
Elles se dirigent lentement vers nous,
alors, elles allument un carreau
pour appeler les étoiles et la lune,
elles font signe au soleil
d'aller se reposer sur son nuage.

Claire CHOLLET

BRUITS

J'entends :
Regarde comme je sais bien skier.
J'entends :
Aie ! aie ! ça fait mal.
J'entends :
Je ne sais pas skier.
 Moi, je me débrouille
comme je peux.

Paul MOREL

JOSETTE

Josette nous regarde.
Yeux bruns,
regard tendre,
cheveux noirs dansent
autour de son visage.
Yeux brillants,
regard tendre.
Yeux bruns pleins de lumière.
Yeux de joie.

Michèle PETTER

   

On dit parfois :

« Comment se fait-il que ceux qui s'expriment le plus poétiquement soient souvent les plus mauvais élèves, ceux qui ne veulent pas mordre à notre enseignement ? Les deux voies sont-elles incompatibles ? ».

Cela ne fait pas de doute, comme sont incompatibles expressions artistiques et leçons traditionnelles.

Les élèves médiocres ou les mauvais élèves sont rebelles au médiocre, au terre à terre de votre enseignement. Il leur faut du large, du sensible. Si nous ne savons pas leur en donner ils seront comme des malades mal nourris d'une nourriture qui ne leur est pas substantielle. S'ils retrouvent cette nourriture, ils seront sauvés.

Ces observations sont d'abord valables avec les jeunes enfants, qui ont le loisir encore de vivre en marge du monde. Mais le moment viendra bien vite où ils devront s'y intégrer. La poésie peut-elle les y servir ?

C'est une question que nous aurons à reprendre. Disons seulement pour terminer que toute la philosophie contemporaine se défend aujourd'hui contre une conception étriquée de la culture, à base de mots, de formules et de règles qu'on croit définitives et dont le progrès montre pourtant la fragilité.

Nous corrigerons notre enseignement trop froid, trop méthodique, en faisant toujours davantage appel à l'art et à la poésie qui apportent aux individus et aux sociétés l'élément vital dont on apprécie aujourd'hui l'irréductible vertu.

Nous terminerons ces considérations et ces conseils en citant le poème philosophique de Annie Bouillard, 12 ans, Ecole Vauban, Versailles.

DES POINTS

Nous ne sommes que des points, de la poussière,
des cendres ;
Dans cette foule qui crie, je ne suis qu'un point.
Des cendres que le vent fait voler à son gré,
La flamme qui vacille et tout à coup s'éteint.
Nous ne sommes que des points.
Après avoir vécu une vie d'embuscades,
Nous nous éteignons là, sans même avoir
revu la chose la plus chère que nous ayons aimée
Après avoir vécu une vie de labeur,
On nous enterre là, à la place du repos
que nous avons choisie pour mieux, peut-être,
nous reposer.
Là-bas, sur la terre, la vie continue.
Nous ne sommes que des points.

Et le mot de la fin sera cette découverte d'un enfant de 6 ans (communiqué par Mme Dave).

« Quand je veux
Ça vient dans mon coeur,
puis après
Ça vient dans ma tête
et je le prends ! ».

Ne serait-ce pas le processus normal d'une culture à retrouver ?

C. Freinet

Télécharger le texte en RTF

Retour au sommaire