Je choisis Van Gogh

Et qui pourrait nous guérir de notre inquiétude ?

N’est-ce pas parce que nous avons justement choisi la liberté que désormais nous sommes voués à la quête incessante d’une « volonté de vivre » ? Enfermés dans notre « moi » trompeur comme au centre d’une prison, nous ne cessons de nous interroger sur notre propre devenir, sur nos « états » de culture, sur notre conception de la connaissance, sur notre destin « d’éducateurs ».

Or, l’homme n’existe que dans la continuité, et d’homme en homme, de siècle en siècle, les mêmes éternelles questions sans réponses dressent leur butoir. L’homme de l’espace, comme l’homme du Moyen-Age, demeure éternellement semblable à lui-même : seul à naître, seul à mourir sans rien connaître en deçà ou au-delà, seulement un très petit espace de vie.

Seul, avec en lui les mêmes questions, celles qui se font si aiguës lorsqu’on devient adolescent :

La mort me fait peur,

Tout le monde la déteste.

Pourquoi est-elle une chose terrible ?

Quand je ferme les yeux pour ne plus

La sentir, elle me tient prisonnière et

Elle ne me lâche plus.

Je voudrais l’oublier et pourtant

Un jour, une nuit, je mourrai.

COLETTE, 12 ans

L’espace c’est extraordinaire,

Je voudrais voir ce qu’on ne peut pas voir :

L’air, le vent, la poussière, l’esprit.

Je voudrais voir de haut

Les forêts illuminées de soleil

Et le ciel par derrière.

Je voudrais voir ce que l’on pense

Et ce que l’on rêve.

L’espace c’est extraordinaire.

VÉRONIQUE, 12 ans

Le soir après la télévision je me couche.

Ma mère éteint les lumières.

Je mets les mains sur ma tête

Et je pense à la vie.

Je me demande : « Comment sera-t-elle

La vie quand je serai morte ? »

D’autres enfants viendront au monde,

Grandiront, habiteront ma maison,

Prendront ma place, revivront ma vie.

Et moi alors, où serai-je ? 

CHRISTIANE, 12 ans

   

Pour se guérir de l'inquiétude, d'aucuns peuvent bien multiplier les inventions de l'homme-génie, le combler de «puissance-machines», de robots-boutons, le bercer des bienfaits de son intelligence, capter, dépouiller, analyser, adapter tous les phénomènes de la vie. Mais il n'y a que des hommes qui se perdent dans des hommes.

D'autres peuvent espérer chercher ailleurs autre chose, une autre raison de croire, d'expliquer, de connaître. Aller plus loin, élargir l'univers pour y perdre sa propre désespérance. Mais à la place de la terre, il n'y a encore que le vide.

Je préfère me raccrocher à l'humble et monotone et patiente remontée des saisons qui de siècle en siècle, inlassablement tissent le fil ténu et impalpable d'une merveilleuse tapisserie éclairée du parfum d'une fleur, de la marche d'un nuage, de l'éclatement d'un soleil.

A toutes les autres formes de la connaissance je choisis celle de Van Gogh le «fou». Lui, qui s'est brûlé de soleil pour le mettre sur ses toiles, qui a recréé dans le blé la lumière de l'été, le grand tournoiement des tournesols noyés de soufre, lui qui a fait éclater le feu et la chaleur.

Je choisis Van Gogh qui n'était rien, qui ne voulait rien : ni gagner, ni profiter, ni connaître, ni se rassu­rer, et qui a réussi à tout donner : là, intacte, telle qu'il l'a voulue, telle qu'il l'a reconnue, dans une alchi­mie secrète et passionnée, sans partage, sans mesure, la terre enfin, pour s'y perdre.

Jacqueline BERTRAND (1965)

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